Fondements juridiques de la responsabilité du conservateur de la propriété foncière au Maroc
Kaoutar BERJAOUI
Doctorante chercheur à
l’ Université Mohamed V Rabat.
Partout dans le monde, le régime foncier joue un rôle prépondérant dans l’essor de l’activité économique. Il est modelé en fonctions des options idéologiques et politiques du pays. Il est organisé de façon à répondre aux exigences de chaque système économique et aux aspirations de chaque société.
afin d’assurer les souhaits des propriétaires, les autorités de tutelles ont mis un agent public à la tête de chaque conservation foncière au Maroc dont ses attributions sont fixées par l’article 4 de l’arrêté viziriel du 4 juin 1915,et il est nommé par arrêté du ministre de l’agriculture en vertu de la loi 14-07 dans son article 9« Il est nommé dans le ressort de chaque préfecture ou province un ou plusieurs conservateurs de la propriété foncière .Le conservateur de la propriété foncière est chargé de la tenue du registre foncier relatif à la circonscription relevant de sa compétence territoriale et de l’exécution des formalités et des procédures prescrites pour l’immatriculation foncière ».[1]
A côté du conservateur foncier il y a le conservateur généralrésidant à Rabat, dont le rôle et les attributions sont fixés par le dahir du 29 décembre 1953[2](B.O du 12 février 1954), abrogeant, le dahir du 24 juin 1942, assure l’unité de doctrine administrative dans l’application des textes relatifs au régime foncier de l’immatriculation.
A cet effet :
- Il contrôle les conservateurs dans l’exercice de leurs fonctions, telles qu’elles ont été énumérées à l’article 4 de l’arrêté viziriel du 4 juin 1915[3];
- Il donne aux conservateurs, qui doivent lui soumettre toutes les questions et affaires importantes nécessitant une décision de principe, toutes instructions générales ou particulières ;
- Il peut évoquer, aux fins de décision, toutes affaires d’immatriculation ou d’opérations subséquentes, soit d’office à la requête des intéressées.
Ses décisions peuvent, dans tous les cas, faire l’objet d’un recours devant le tribunal, devant le tribunal, en conformité de l’article 96 modifié par le dahir du 26 mai 1958, comme il risque d’engager sa responsabilité dans le cas où il agit avec légèreté ou omet d’appliquer la réglementation en vigueur.
Cela nous pousse à mettre l’accent sur sa responsabilité qui constitue un sujet nouveau de réflexion ces dernières années au Maroc tout en adoptant un plan qui sera détaillé dans ce qui suit.
Partie 1 : La responsabilité du conservateur foncier : Du fondement juridique aux conditions d’existence :
Le conservateur étant un fonctionnaire, il doit répondre de tout manquement à la discipline professionnelle, il reste donc soumis aux lois et règlements dans ce domaine.
En droit marocain, les fondements de la responsabilité des Conservateurs de la Propriété Foncière reste en quelque sorte ambigus[4]. Cette ambiguïté complique de plus en plus la tache aux victimes du régime des Livres Fonciers, qui même avec l’aide d’un avocat, ne trouveront pas facilement le fondement adéquat pour étayer leur action en justice puisqu’ils devront à l’avance savoir sur quel type de responsabilité se base; sa responsabilité administrative ou personnelle ?
Chapitre 1 : Renvoi au droit commun : un principe ou une exception ?
Le législateur marocain a commencé, en matière de responsabilité des Conservateurs Fonciers, par nous renvoyer au droit commun.
Dans ce sens, cette responsabilité ne diffère point de celle de tout fonctionnaire, puisqu’on peut engager soit la responsabilité de l’Etat pour une faute de Service, soit la responsabilité personnelle de l’agent si ce dernier commet un dol ou une faute lourde.
Il ressort comme principe des termes de l’article 5 de l’arrêté viziriel du 4 juin 1915, portant réglementation sur le service de la conservation foncière, que la responsabilité des Conservateurs est régie par les articles 79 et 80 du D.O.C, sauf l’exception prévue à l’article 97 de la loi 14-07 sur l’immatriculation foncière[5].
Commencer par ce renvoi au droit commun, et plus précisément aux articles 79 et 80 du D.O.C[6], signifie que le législateur marocain considère que le principe est de rechercher la responsabilité administrative du Conservateur alors qu’exceptionnellement, si l’on se trouve dans le domaine précis de l’article 97, à ce moment-là, on peut déclencher la responsabilité personnelle du Conservateur telle qu’elle est spécifiquement prévue par la loi 14-07 sur l’immatriculation foncière.
Cette affirmation ne résulte pas seulement des dispositions de l’article 5 de l’arrêté viziriel du 4 juin 1975 mais aussi de l’instruction générale du grand vizir du 6 juin 1915 concernant le fonctionnement du régime de l’immatriculation. Il y est bien spécifié que la responsabilité du Conservateur résulte de la combinaison « des articles 79 et 80 du D.O.C fixant l’étendue et la portée de la responsabilité incombant à tous les agents de l’Etat dans l’exercice de leurs fonctions, tels les Conservateurs de la propriété Foncière » avec les dispositions de la loi 14-07.
C’est aussi généralement l’avis d’une certaine jurisprudence : « Le conservateur est responsable dans les termes du droit commun ».
Section 1 : Le principe : Renvoi au droit commun, articles 79 et 80 du D.O.C :
Il s’en suit qu’on peut soit déclencher la responsabilité de l’Etat lorsque les dommages subis par la victime sont dus au fonctionnement défectueux de la Conservation Foncière ou aux fautes de services des agents de cette administration, soit déclencher la responsabilité personnelle du Conservateur lorsque les préjudices sont causés par un dol ou une faute lourde de cet agent.
Ces deux articles déterminent l’étendue de la responsabilité du Conservateur et de l’Etat en la matière, mais ils doivent être modelés en fonction de l’organisation particulière des Conservations Foncières et en fonction des pouvoirs reconnus par le législateur aux Conservateurs de la propriété foncière.
Section 2 : L’exception : La loi 14-07 et notamment son article 97 (Art 97 du dahir de 1913):
Ce dahir contient des dispositions particulières et qui semblent, à priori, viser une responsabilité spécifique mise à la charge du Conservateur. C’est le cas notamment de l’article 97, qui semble opter pour une responsabilité beaucoup plus objective du Conservateur puisqu’il s’agit de certains actes précis pouvant entraîner sa responsabilité à lui seul comme les omissions, les irrégularités, les nullités…Ceci ne veut pas dire que cet article requiert des conditions spéciales pour mettre en œuvre la responsabilité du Conservateur. Celle-ci reste tout de même soumise au droit commun.
Par des articles spécifiques au Conservateur, délimitant ses fautes, le législateur semble faciliter la tâche des victimes dans ce domaine.
Chapitre 2: Problématiques soulevées.
Confusionsau niveau de la responsabilité personnelle du Conservateur :
Section 1 : Première confusion :
L’article 80 du D.O.C et l’article 97 de la loi 14-07 semblent à premier regard similaires.
En effet, l’omission d’une inscription ou d’une quelconque mention sur les Livres Fonciers, ainsi que les irrégularités commises dans les inscriptions en général, peuvent être assimilées à une faute lourde du Conservateur.
En d’autres mots, le contenu de l’article 97 peut parfois se trouver dans la définition de l’article 80 du D.O.C.
L’article 10 de l’arrêté viziriel du 3 juin 1915 , qui met à la charge du Conservateur les frais judiciaires lorsque celui-ci commet une faute lourde, semble étayer cette confusion. Cet article ne vise aucunement l’article 97 de la loi 14-07, il parle de faute lourde en général.
La doctrine semble également faire cette confusion ; beaucoup auteurs qui se sont penchés sur l’étude de la responsabilité du Conservateur estiment qu’une omission sur les Livres Fonciers ou sur les certificats, qu’une radiation inopportune d’une hypothèque par exemple, constituent une faute lourde du Conservateur.
On se demande alors pourquoi on a prévu deux sources de la responsabilité du Conservateur ?
En réalité les raisons sont multiples. Si le législateur a estimé utile de permettre aux victimes de poursuivre d’abord le Conservateur sur la base de l’article 80 du D.O.C et subsidiairement sur la base de l’article 97 du Dahir de 1913 et de la loi 14-07, c’est en premier lieu pour pousser la responsabilité d Conservateur à une diligence plus grande sachant pertinemment que les décisions qu’il prend et les inscriptions qu’il porte sur le Livres Fonciers sont extrêmement importants et nécessitent de sa part une grande vigilance[7].
D’une autre part, la notion de faute lourde n’est pas précise et il est difficile de faire la démarcation entre la faute légère et la faute lourde. C’est tout le problème de la gradation des fautes.
Section 2 : Seconde confusion :
Il faut noter que l’article 64 de la loi 14-07 énonce « qu’aucun recours ne peut être exercé sur l’immeuble à raison d’un droit lésé par suite d’une immatriculation. Les intéressés peuvent, mais seulement en cas de dol, exercer une action personnelle en dommages – intérêts contre l’auteur du dol. En cas d’insolvabilité de celui-ci, l’indemnité est payée, sauf recours, sur le fonds d’assurances institué par le présent dahir. Le tout, sauf l’application des règles concernant la responsabilité de l’Etat et de ses fonctionnaires, telles qu’elles résultent des articles 79 et 80 de notre D.O.C »
Ces dispositions semblent également viser le Conservateur, et sous cette considération on serait en train d’éliminer la possibilité d’engager la responsabilité du Conservateur sur la base de sa faute lourde puisque l’article dispose « Les intéressés peuvent, mais seulement en cas de dol, exercer une action personnelle en dommages – intérêts contre l’auteur du dol ».
Alors que d’après l’article 80 du D.O.C, on peut déclencher la responsabilité du Conservateur en prouvant soit sa faute lourde soit son dol.
On se trouve, donc, devant une grande confusion : Sur quel article se baser ?
On a bien vu dans la première situation prêtant à confusion que la faute lourde du Conservateur trouve sa place dans deux articles en même temps ; se sont l’article 97 de la loi 14-07 et l’article 80 du D.O.C et ceci , en grande partie pour souligner l’importance de cet élément.
Maintenant, et en analysant l’article 64 de la même loi, en se rend compte qu’il élimine carrément cette faute lourde comme source de responsabilité du Conservateur et garde seulement celle du dol[8].
La jurisprudence quant à elle, propose une réponse simple à cette confusion.
D’après elle, L’article 64 de la loi 14-07 ne vise pas les Conservateurs mais les bénéficiaires de l’immatriculation. On trouve l’appui de cette conclusion dans maintes décisions intervenues en application de cet article, toujours aux bénéficiaires de l’immatriculation et jamais aux Conservateurs.
Conception toutefois très logique en raison du renvoi au droit commun, présent à la fin de l’article 64. Ce renvoi concerne, effectivement les articles 79 et 80 du D.O.C.
Bref, Si ce même article nous renvoie au droit commun, alors il serait plus convenable de concevoir le dol commis par un Conservateur dans le cadre de l’article 80 du D.O.C et non à travers le dahir de 1913 et donc de la loi 14-07.
En d’autres mots, ce renvoi prouve que le texte concerne, effectivement, seulement les bénéficiaires de l’immatriculation.
Partie 2 : les conditions d’existence de la responsabilité :
Comme toute responsabilité de droit commun, pour que la responsabilité du Conservateur de la Propriété Foncière soit engagée, les conditions légales requises dans le cadre des règles générales du droit civil doivent obligatoirement exister, c’est-à-dire une faute, un préjudice et un lien de causalité entre ce dernier et la faute qui lui a donné naissance[9].
Chapitre 1 : Une faute ou un dol :
Pour que cette responsabilité puisse s’exercer, il faut qu’il y ait une faute imputable au Conservateur, c’est-à-dire que ce fonctionnaire ait dans l’exercice de ses fonctions, et tout en appliquant la procédure de conservation foncière, contrevenu aux règles particulières qui lui sont prescrites et aux obligations quilui sont imposées.
Cette appréciation de la faute n’est certes pas toujours sans difficultés car la fonction du Conservateur ne consiste pas seulement dans l’accomplissement d’opérations purement matérielles.
Notons qu’il convient ici, malgré toute difficulté, de faire la distinction entre la faute légère et la faute lourde et entre la faute personnelle et la faute professionnelle.
Cependant le dernier mot reste celui du juge et son appréciation souveraine en raison des effets importants résultant de ces simples distinctions.
Une partie de la doctrine avance qu’il n’y a pas lieu de poser cette problématique en droit marocain et que la tâche du juge est facilitée puisque le Code des Obligations et Contrats, dans ces articles 79 et 80 précités, a bien déterminé les cas où la responsabilité de l’Etat ou de la puissance publique est engagée et les autres cas relevant de la responsabilité personnelle du Conservateur en tant que son agent. Cette dernière est provoquée par la commission ou d’une faute lourde ou d’un dol qui ne peut être qu’assimilé à celle-ci.
Alors qu’une autre partie de la doctrine pense que le législateur n’a pas déterminé si la responsabilité du Conservateur foncier est basée sur la faute ou bien sur le risque, mais il a laissé cette tache au juge afin de déterminer cette base dans chaque cas selon les circonstances.
Section 1 : La faute professionnelle ou de service et la responsabilité de l’Etat :
La doctrine et la jurisprudence définissent différemment le contenu de l’article 79 du Code des Obligations et Contrats.
-La première, c’est-à-dire la doctrine pense qu’à travers les dispositions de l’article 79 du D.O.C, le législateur admet l’existence d’une responsabilité administrative objective ou quasi-automatique loin de l’idée de faute, puisque la seule preuve de l’existence d’un préjudice est suffisante pour évoquer la responsabilité de l’Etat et donc l’obtention de dommages- intérêts de sa part.
La position de cette doctrine est basée sur l’égalité devant les charges publiques en vue de réaliser un équilibre vital entre la liberté dont jouit l’administration dans son activité juridique et financière d’une part et l’intérêt général d’une autre part.
A cette thèse qui ne semble pas avoir emporté la conviction de tous les auteurs, s’oppose une autre thèse qui représente l’opinion majoritaire reste celle qui désire laisser à l’appréciation souveraine du juge la possibilité de décider du degré et de la nature de la responsabilité du Conservateur selon les circonstances et le positionnement de chaque cas. Ses partisans ne voient donc dans l’article 79 du D.O.C qu’un principe général qui n’a rien à avoir avec le problème de la responsabilité administrative.
-La seconde, en l’occurrence la jurisprudence marocaine, n’est pas stable quant à
son application de l’article 79 du D.O.C et l’étendue de la soumission des administrations publiques aux règles du droit civil.
Certaines décisions ont considéré que l’article 79 ne stipule pas le principe de la responsabilité objective des administrations publiques et qu’il est impossible de chercher la base de la responsabilité administrative dans cet article qui n’avait pour but qu’admettre l’existence d’une responsabilité des groupes publics. Le législateur a donc laissé au juge tranchant les litiges administratifs, la liberté de se baser sur la jurisprudence dans ses décisions, sauf que les décisions judiciaires récentes et spécialement celles émanant de la cour suprême sont allées jusqu’à fonder la responsabilité de l’administration sur la base de la théorie du risque loin de toute idée de faute, assurant que l’Etat est responsable des dommages qu’il cause…même si aucune faute ne lui a été imputé[10].
Cette position de la Cour suprême émane de son arrêt du 3 Juillet 1968
(Affaire Aboudou ), qui a fait l’objet d’un commentaire par le premier président de cette Cour dans son discours d’ouverture de l’année judiciaire 1968-1969[11].
« Pour toutes ces raisons, dit-il, le législateur a choisi un régime de responsabilité administrative, consistant dans la réparation automatique du dommage est fondée sur l’égalité devant les charges publiques. Il devait compenser la liberté accordée à l’administration pour son activité matérielle et réglementaire visant la réalisation des tâches à accomplir dans l’intérêt général… [12]»
Malgré le flottement qui a marqué la doctrine et la jurisprudence, quant à l’interprétation à donner à l’article 79 du D.O.C, on peut retenir que dès qu’il s’agit d’une faute de service commise par le Conservateur dans l’exercice de ses fonctions, cette faute sera directement imputée à l’administration et aboutira à engager sa responsabilité.
La responsabilité personnelle du Conservateur se trouve ipso facto, pour ainsi dire, effacée devant celle de l’Etat. Les termes de l’article 79 en témoignent clairement. Mais qu’en est-il cependant de la responsabilité personnelle ?
Section2 : La faute lourde et la responsabilité personnelle du Conservateur Foncier :
Si on arrive à omettre la responsabilité du Conservateur du cadre de l’article 79 du D.O.C, il se trouvera responsable personnellement de toute faute qu’il commet et ceci d’après les dispositions de l’article 80 du D.O.C précité, on constate encore que le législateur marocain n’engage pas la responsabilité personnelle du Conservateur sauf dans le cas d’une faute lourde, ou d’un dol .
Tout d’abord, en ce qui concerne le dol qui, aux termes de l’article 64 de la loi 14-07 peut donner lieu à un recours en indemnité contre son auteur qui peut être, le Conservateur de la propriété Foncière ; il faut noter que cette notion de dol est interprétée assez libéralement. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu effectivement des manœuvres frauduleuses, comme en matière contractuelle. Le dol prévu à l’article 64, doit être pris dans le sens général du fait dommageable intentionnel.
Peuvent être rangés dans cette appellation générale de dol, tous les actes qui impliquent chez le Conservateur en tant que fonctionnaire Une intention mauvaise dénotant la malveillance, même si ces actes interviennent dans le service : Ce sont tous les dommages volontaires, tous les méfaits causés par l’intention de nuire. Le Conservateur en tant que fonctionnaire ne doit pas utiliser le service pour assouvir des rancœurs, satisfaire ses passions, réaliser ses vengeances et s’il le fait, il engage sa responsabilité personnelle.
Jean Garagnon et Michel Rousset affirment, en parlant de la responsabilité des agents de l’administration « qu’ici la faute de service se dénature complètement, elle devient tellement grave qu’elle se transforme en faute personnelle. C’est en quelque sorte un cas limite et celui qui, naturellement pose le plus de difficultés. Il s’agit d’un manque de conscience professionnelle grave, un acte qui implique une désinvolture qu’on peut se demander qu’il n’a pas fait volontairement ». Toujours est-il que la distinction de la faute lourde (par rapport à la gamme des autres fautes moins graves) que le Conservateur peut commettre, reste difficile à dégager.
En effet, le Conservateur en s’acquittant de sa tâche quotidienne, ne se contente pas d’accomplir des opérations matérielles isolées, relevant de sa mission ordinaire, comme par exemple, l’insertion de l’extrait d’une réquisition dans le bulletin officiel. Mais pour prononcer une décision d’immatriculation, le Conservateur comme un juge, usant de son intime conviction et son libre pouvoir d’appréciation, doit faire une étude complète du dossier de l’affaire, procéder à toute mesure d’instruction utile, lui permettant de se prononcer quelle que soit la question à résoudre.
C’est à ce niveau là que se pose la question de détermination du critère servant à dégager la faute lourde.
Le Conservateur ne sera taxé de négligence grave, ou de faute lourde, que s’il a été établi qu’il a manifestement agi à la légère, qu’il ne s’est pas entouré de tous les renseignements propres à l’éclairer.
Il ressort clairement de ce texte, qu’en matière d’immatriculation proprement dite, l’inobservation des délais de procédure, l’omission des mesures de publicité, de convocation des riverains, indiqués dans la réquisition, l’omission de l’enrôlement d’une opposition ; peuvent être source de responsabilité pour le Conservateur.
L’inexécution de ces opérations qui sont la plupart d’ordre matériel, mais constituent des obligations professionnelles impératives, peut laisser supposer que le Conservateur a commis une négligence, constitutive de la faute lourde.
Le législateur a essayé de citer les cas les plus importants où la responsabilité personnelle du Conservateur se trouve remise en question. Il s’agit des articles 30, 72[13] et 97 de la nouvelle loi 14-07 sur l’immatriculation des immeubles[14].
Tous les auteurs s’accordent et affirment qu’il n’est pas du tout aisé d’apporter la preuve d’une faute lourde commise par son auteur.
Pour nous limiter à la responsabilité du Conservateur, il semble que la jurisprudence n’a jamais retenue la faute lourde du Conservateur. Parfois elle estime que la faute commise par le conservateur n’est ni une faute de service, ni une faute personnelle. C’est le cas notamment d’un Conservateur qui inscrit un
Procès-verbal de saisie sur le titre foncier d’un homonyme du véritable débiteur, et parfois elle rejette la responsabilité du Conservateur estimant que ce dernier n’a commis aucune faute lourde. Enfin, dans certaines décisions elle précise qu’il faut rechercher la responsabilité du Conservateur sur la base de l’article 97 de la loi précitée.
Toutefois, ces décisions confirment qu’il n’est pas aisé de prouver la faute lourde du Conservateur et partant de déclencher sa responsabilité sur la base de l’article 80 du D.O.C. Par conséquent, les victimes ou leurs avocats doivent pour obtenir gain de cause, soit poursuivre l’Etat pour des fautes de services imputables au Conservateur ou à ses agents, soit poursuivre personnellement le Conservateur sur la base de l’article 97 .
C’est ainsi par exemple que si la décision de la Cour d’appel de Rabat du 15 mai 1951 n’a pas voulu retenir une faute lourde à la charge du Conservateur, alors que si on avait intenté une action sur la base de l’article 97 , la victime aurait peut-être obtenue satisfaction.
En effet, le fait pour le Conservateur d’avoir inscrit le procès-verbal de saisie sur un titre foncier autre que celui du véritable débiteur, peut être considéré comme une simple omission d’une inscription d’une saisie sur le titre foncier adéquat, omission susceptible d’engager sa responsabilité personnelle sur la base de l’article 97 de la nouvelle loi 14-07.
Et bien sûr, il ne suffit pas que le Conservateur ait commis une faute
lourde, pour voir sa responsabilité personnelle engagée, deux autres conditions sont requises.
Chapitre 2: Lepréjudice el le lien de causalité :
Pour engager la responsabilité du Conservateur, l’existence d’une faute ne suffit point. Il faut absolument que cette faute cause directement le préjudice.
Section 1 : le préjudice.
Le demandeur en responsabilité est tenu de démontrer l’existence du préjudice, son importance, la relation directe de cause à effet entre le préjudice et la cause prétendue et enfin l’existence de la faute[15].
Il va sans dire que c’est à la partie qui se plaint qu’incombe la charge de la preuve de l’existence et de l’étendue de ce préjudice, le quantum des dommages-intérêts sera déterminé par l’importance de la perte subie.
A titre d’exemple, l’opposant à une réquisition, qui a vu son opposition non inscrite par le Conservateur, cet opposant victime de cette omission, doit pour triompher dans son action, apporter la preuve suivante :
Il doit justifier de son droit de propriété, ou de tout autre droit réel, avec dépôt des titres et pièces justificatifs à l’appui. Il doit établir :
– Qu’il a formulé une opposition dans les délais légaux.
– Qu’il a versé le montant réglementaire de la taxe judiciaire et du droit de plaidoirie.
– Et enfin que, ce droit n’a disparu que par cette omission constitutive de faute lourde[16].
Si l’opposant arrive à apporter la preuve de tous ces faits réunis, il ne fera Probablement pas de doute, que le Conservateur sera facilement taxé de négligence grave, et verra sa responsabilité personnelle engagée pour faute lourde.
Cependant, on a pensé que le conservateur dans ce cas précis, peut pour se défendre démontrer que, même si l’opposition formulée, a été inscrite, l’opposant n’aurait pas quand même obtenu gain de cause devant le tribunal saisi du contentieux de l’opposition, et ce du fait de la précarité du droit par lui prétendu. Mais cet argument reste non convaincant, pour ne pas dire qu’il n’aucune assise juridique. C’est plus, cet argument invoqué joue en quelque sorte contre le Conservateur.
D’une part, parce que, dans cet exemple, l’opposition formulée était régulière, quant aux conditions qu’elle devait légalement remplir.
D’autre part, si nous supposons, que le Conservateur n’avait déposé que des titres précaires, ou insuffisants, l’article 32 [17] du dahir du 12 Août 1913 et le même article de la loi 14-07, fait obligation au Conservateur de ne déclarer cette opposition non avenue, qu’après enquête. Le même article ajoute que dans ce dernier cas, la décision du Conservateur, déclarant l’opposition non avenue, est susceptible d’un appel devant le tribunal de première instance, dans un délai de 15 Jours, à partir de la date de la notification faite, par la Conservateur à l’opposant.
Donc dire que le Conservateur dans cet exemple, peut invoquer la précarité du droit invoqué par l’opposant, pour dégager sa responsabilité, revient au contraire, à prouver que le Conservateur a effectivement omis, d’inscrire cette opposition ; sinon en la déclarant non avenue, il l’aurait notifié à l’opposant, afin de lui permettre d’exercer son recours devant le tribunal de première instance.
Section 2: le lien de causalité :
Découvrir le lien de causalité entre la faute et la préjudice ne devient tâche difficile que si les actions et les facteurs provocant le dommage se diversifient. Dans ce cas, la doctrine comme la jurisprudence concluent qu’il faut que la responsabilité soit partagée entre les parties, d’une façon que les tribunaux gardent la prérogative d’estimer le degré de la faute du Conservateur et comment la responsabilité va être répartie dans le cas où d’autres parties interviennent dans la commission de la faute.
En revanche, s’il y a pas de relation directe de cause à effet, entre la faute et le préjudice subi, le Conservateur ne saurait être tenu à réparation ; c’est ce qui a été décidé en France dans une espèce où une inscription ayant été omise sur un état délivré à un créancier postérieur en rang qui avait subi un dommage du fait de l’existence de cette inscription ; il était établi que ce créancier avait consenti un prêt et remis les fonds du débiteur avant la délivrance de l’état erroné.
Enfin, le conservateur peut se défendre s’il parvient à prouver que même sans la faute commise, un créancier non colloqué dans une procédure d’ordre ne serait pas venu en rang utile, si l’inscription est infectée d’autres irrégularités de nature à lui enlever toute efficacité. Il n’y a pas de raison pour que ces principes ne soient pas appelés à recevoir la même application dans la jurisprudence marocaine.
La responsabilité du conservateur a pour corollaire et pour sanction, l’action qui peut être intentée contre ce fonctionnaire. Celle-ci peut être engagée pendant toute la durée de ses fonctions et elle se prescrit pare dix ans à compter de la cessation des fonctions.
Nous ajouterons que la responsabilité du conservateur n’exclut pas, par sa nature, toute idée de partage ou de division. Il est évident que si l’erreur ou l’omission n’est pas exclusivement imputable au Conservateur, le Tribunal peut réduire l’étendue de la responsabilité ou la diviser entre tous ceux qui ont participé à la faute.
Enfin, la responsabilité étant personnelle, si la faute est imputable au prédécesseur du Conservateur en exercice, c’est celui-là seul qui devra répondre au dommage subi, et le conservateur en exercice ne pourra qu’être mis hors de cause. Mais le conservateur est responsable des fautes commises par ses agents alors même qu’il reste étranger à leur recrutement, et l’on peut dire, à cet égard, que la responsabilité du Conservateur est exorbitante du droit commun.
[1]Article 9 de la loi 14-07
[2]Le dahir du 29 décembre 1953 sur les attributions du conservateur général.
[3]L’article 4 de l’arrêté du 4 juin 1915 «Les immeubles immatriculés sont soumis aux dispositions suivantes : Voir le dahir de 1915 dans le titre : Principes généraux »
[4]La Responsabilité du Conservateur », Mr. MESRAR Youssef. , Cours du M1 droit des affaires, Casa, 2007/2008.
[5]Article 97 de la loi 14-07 : « Le conservateur de la propriété foncière est personnellement responsable du préjudice résultant de :
1) l’omission sur ses registres d’une inscription, mention, prénotation ou radiation régulièrement requise ;
2) l’omission sur les certificats ou duplicata des titres fonciers délivrés et signés par lui, de toute inscription, mentions, prénotation ou radiation portées sur le titre foncier ;
3) des irrégularités et nullités des inscriptions, mentions, prénotations ou radiations portées sur le titre foncier, sauf l’exception mentionnée dans l’article 73.
Le tout sans préjudice aux dispositions des articles 79 et 80 du dahir formant code des obligations et contrats. »
[6]Articles 79 et 80 du DOC : « L’Etat et les municipalités sont responsables des dommages causés directement par le fonctionnement de leurs administrations et par les fautes de service de leurs agents ».
« Les agents de l’Etat et des municipalités sont personnellement responsables des dommages causés par leur dol ou par des fautes lourdes dans l’exercice de leurs fonctions.
L’Etat et les municipalités ne peuvent être poursuivis à raison de ces dommages qu’en cas d’insolvabilité des fonctionnaires responsables. »
[7]La Responsabilité Civile des Conservateurs de la propriété foncière au Maroc par Mr. SKOUKED, cours de l’année 2006/2007, ESEG,Mohammedia
[8]Sarah lalej : le rôle et la responsabilité du conservateur des hypothèques, thèse DESS, Université cadi Ayyad Marrakech ,2007
[9]La Responsabilité Civile des Conservateurs de la propriété foncière au Maroc par Mr. SKOUKED, cours de l’année 2006/2007, ESEG, Mohammedia
[10]La Responsabilité Civile des Conservateurs de la propriété foncière au Maroc par Mr. SKOUKED, cours de l’année 2006/2007, ESEG, Mohammedia
[11]Paul Decroux, le régime marocain du livre foncier et la protection des incapables, Gazette des Tribunaux du Maroc, N° 884, 23 août 1941.
[12]Paul Decroux : Droit Foncier Marocain : édition la porte 2002
[13]Article 72 de la loi 14-07 : « Le conservateur de la propriété foncière vérifie, sous sa responsabilité, l’identité et la capacité du disposant, ainsi que la régularité, tant en la forme qu’au fond, des pièces produites à l’appui de la réquisition. »
[14]Articles 30 de la loi 14-07 : « Dans les trois mois qui suivent l’expiration du délai d’opposition, le conservateur de la propriété foncière procède à l’immatriculation de l’immeuble après s’être assuré de l’accomplissement de toutes les formalités prévues par la présente loi, de la régularité de la demande, que les documents produits sont suffisants et qu’aucune opposition n’a été formulée. »
[15]La Responsabilité Civile des Conservateurs de la propriété foncière au Maroc par Mr. SKOUKED, cours de l’année 2006/2007, ESEG, Mohammedia
[16]Ahmed Rimichi, l’organisation du contentieux de l’immatriculation immobilière, Mémoire pour l’obtention du Diplôme des Etudes Supérieures, Faculté des sciences juridiques économiques et sociales, Université Mohammed V, Rabat, 1985.
[17]Article 32 de la loi 14-07 : « L’opposition est considérée nulle et non avenue dans le cas où l’opposant ne produit pas les titres et documents appuyant son opposition, ne s’acquitte pas de la taxe judiciaire et des droits de plaidoirie ou ne justifie pas qu’il a obtenu l’assistance judiciaire, dans le délai prévu à l’article 25 de la présente loi.
La taxe judiciaire et les droits de plaidoirie sont dus pour chacune des oppositions à une même réquisition d’immatriculation. La perception en est faite par la conservation foncière au profit du secrétariat-greffe du tribunal de première instance.
Les oppositions réciproques entre deux réquisitions d’immatriculation résultant d’un chevauchement, ne donnent pas lieu à la perception de la taxe judiciaire et des droits de plaidoirie.
Dans les trois mois qui suivent l’expiration du délai fixé à l’article 23, le conservateur de la propriété foncière transmet la réquisition d’immatriculation et les pièces y relatives au tribunal de première instance du lieu de la situation de l’immeuble. »