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Les limites de l’analyse bureaucratique : De la rationalité wébérienne au dysfonctionnement des organisations bureaucratiques

Les limites de l’analyse bureaucratique :
De la rationalité wébérienne au dysfonctionnement des organisations bureaucratiques

 

Hassan Tourak
Professeur universitaire
Faculté de Droit – Casablanca
Abderrahim Faracha
Professeur universitaire
Faculté de Droit – Casablanca

 

En matière de sociologie, les analyses de Max Weber constituent un passage obligé dans la mesure où elles recèlent de grands enseignements et des conclusions très significatives. Sa première étude portait sur l’exode de Germains et l’afflux des Slaves. A partir de 1903, il va s’intéresser au développement des civilisations à travers ses études sur les religions et l’histoire économique de nombreux pays : L’éthique protestante (1904-1905) ; les religions (jusqu’en 1917). Entre 1918 et 1920, il ressemblera ses analyses sociologiques dans Wirtschaft und Gesellschaft (Economie et Société ; publié en 1922 après sa mort). C’est cet ouvrage qui constitue la principale participation de Max Weber en matière d’analyse des organisations [1].

Dans le cadre de la sociologie des organisations, les analyses de Max Weber occupent une place de première importance. Il était « le premier auteur à avoir analysé le rôle du leader dans une organisation et à examiner comment et pourquoi les individus réagissent à des formes diverses d’autorité » [2]. Son analyse des organisations met l’accent davantage sur le rôle joué par la rationalité dans les organisations modernes occidentales qui se distinguent par une rationalisation sans précédent historique aussi bien au niveau des représentations que des valeurs, des pratiques sociales et des institutions [3]. Toutefois, selon Max Weber, cette rationalité ne peut être constatée qu’au niveau des organisations bureaucratiques qui demeurent très variées : entreprises, églises, armée, organismes d’Etat, etc.

Cette relation très étroite établie par Max Weber entre rationalité et organisations bureaucratiques n’est que la conséquence du processus de rationalisation de la société occidentale. En effet, son objectif était de poser des questions « sur le devenir d’une société européenne en proie aux éclatements idéologiques et à la montée de l’individualisme et de la rationalité » [4].

L’importance des analyses de Max Weber réside dans cet intérêt accordé aux organisations bureaucratiques en tant qu’expression de cette rationalité tant prônée par la société occidentale au point que le modèle wébérien va constituer et pour très longtemps une véritable démarche méthodologique en matière d’analyse des organisations (I). Cependant, dans la réalité, cette rationalité censée caractériser les organisations bureaucratiques porte en elle-même les germes de ses propres limites dans la mesure où elle va produire à l’intérieur de ces organisations mêmes d’autres formes hors rationalité wébérienne (II).

I- L’âge d’or du modèle wébérien d’analyse des organisations

La ténacité de l’analyse wébérienne des organisations n’est pas le produit du hasard. Elle est le résultat d’un schéma de pensée propre à une partie de l’histoire de la société occidentale. En d’autres termes, il serait impossible de comprendre cette analyse wébérienne sans étudier le contexte général de son émergence (A).

C’est l’étude de ce contexte qui sera derrière cette importance, sur le plan sociologique, occupée par l’analyse wébérienne des organisations (B) ; une analyse fondée sur la rationalité en tant que facteur caractérisant les organisations bureaucratiques.

A- Contexte général de l’analyse wébérienne des organisations

Le contexte général de l’analyse wébérienne des organisations est marqué par l’installation de la rationalité dans les sociétés occidentales (2). Cette rationalité était une sorte de revanche sur toute une partie de l’histoire de l’Occident dominée par l’irrationalité des organisations y compris la société dans son ensemble (1).

1- Un temps révolu historiquement, l’irrationalité des organisations

L’irrationalité des sociétés occidentales reste l’un des traits majeurs du Moyen-Age. Il est difficile de souligner toute l’étendue de cette irrationalité. Toutefois, elle était très visible en matière de mesures et de temps ; deux éléments reflètent la culture et les rapports sociaux [5]. Pour la modernité, toutes les données doivent être commensurables. Ainsi, pour un même prix il était possible, selon les rapports de force entre acheteur et vendeur (ou entre seigneur et paysan), d’avoir une quantité variable de produits [6].

La manière de mesurer le boisseau, ras ou comble, faisait l’objet de négociations entre vendeur et acheteur : le client souhaite mesurer le boisseau comble ; son vendeur tente de diminuer le diamètre du boisseau pour mesurer ras [7]. Witold Kula avait démontré comment les mesures ont fait l’objet de luttes entre différents pouvoirs. Les villes, les seigneurs et le clergé protégeaient leurs étalons respectifs ; symboles de leur autonomie par rapport au pouvoir royal, car les mesures étaient considérées comme des attributs du pouvoir [8].

En matière de temps, à l’époque médiévale, les heures variaient selon des données naturelles, des localités, des saisons, etc. En effet, « avant l’industrialisation, en l’absence d’un temps standard et universel, la question était de savoir à qui appartenait la mesure du temps. Elle se posait déjà dans les villes médiévales où les manufacturables de textile avaient défini le temps de travail. Dans les centres européens du textile du 14ème siècle, des cloches indiquaient le début et la fin de la journée de travail (…) Or, dans les moulins à foulon et les ateliers de teinture les travailleurs ne faisaient pas toujours confiance aux cloches », car les employeurs contrôlaient le conseil de ville [9].

Dans un tel contexte, il était difficile de parler d’une gestion rationnelle des organisations. Bien plus, les réalités culturelles (et locales notamment) dominaient toute configuration des organisations et mettaient en cause toute possibilité d’émergence d’organisations rationnelles. A titre d’exemple, d’après Lusin Bagla, les industriels étaient obligés de se soumettre aux réalités locales, surtout qu’il était difficile de convertir des personnes habituées à un travail irrégulier et autonome (agriculteurs et artisans) aux ouvriers industriels. D’où le recours des industriels à un personnel facilement maîtrisable : enfants et jeunes filles célibataires. Autre exemple, seuls des enfants travaillaient, en 1790, dans la première usine industrielle de Samuel Slater [10].

Georges Balandier et Paul Mercier donnent, dans leur article sur Le travail dans les régions en voie d’industrialisation, un exemple où cette composition avec les réalités locales n’était pas propre aux Etats-Unis et à l’Angleterre : « Certains peuples africains ont envisagé le séjour des jeunes hommes dans les mines ou les entreprises industrielles comme l’équivalent des anciennes épreuves d’initiation » [11].

Et pour pouvoir bénéficier d’une main d’œuvre, les industriels se montraient comme de véritables bienfaiteurs des communautés. Ainsi, « en attribuant terres et logement aux ouvriers, en leur assurant un minimum de stabilité en cas de maladie ou de fluctuations des marchés, en construisant écoles, bibliothèques et églises, les employeurs arrivaient à obtenir un contrôle plus complet et efficace (…) Lorsqu’il (l’industriel) recrute des jeunes filles, il fait preuve d’imagination pour adapter les méthodes d’encadrement et de contrôle aux exigences des familles et de la société traditionnelles » [12].

 

 

2- Tendances de la société occidentale vers la rationalisation

De nombreux éléments attestent de ce passage de l’Occident vers la modernité et la rationalisation des organisations et de modes de gestion de la vie en société. L’Etat-nation se trouve au cœur de cette tendance vers la rationalisation dans la mesure où il va instaurer l’unité pour faire face à la diversité et à la pluralité, notamment par l’effacement du local : cet Etat est censé faire usage de critères neutres, objectifs et universels [13].

L’industrialisation participera, elle aussi, au processus de modernisation des organisations, car elle signifie le passage d’une économie domestique vers une économie fondée sur des organisations spécialisées caractérisées par une division du travail sur la base d’une production de masse où la quantité est privilégiée sur la qualité. Lusin Bagla décrit parfaitement cette industrialisation dans son ouvrage Sociologie des organisations : « Le produit artisanal, résultant d’une confrontation entre l’art du fabricant et le statut social et les exigences du client, était unique. Sa valeur n’était mesurable que dans le cadre de relations personnalisées, qui pouvaient prendre la forme de négociations, de marchandages, de compromis au cas par cas. Les articles industriels seront fabriqués par des producteurs anonymes, pour des marchés anonymes et distants. La fiabilité se déplace du producteur aux procédés de fabrication » [14].

Quant à la domination de la science, elle éliminera de nombreux modes d’accès à la vérité comme la magie, la religion (chrétienne), l’expérience personnelle, l’intuition, le sens, le vécu, etc. [15]. Dans Considérations philosophiques sur les sciences et les savants, Auguste Comte écrit : « considérant dans le passé, les sciences ont affranchi l’esprit humain de la tutelle exercée sur lui par la théologie et la métaphysique et qui, indispensable à son enfance, tendait ensuite à la prolonger indéfiniment » [16]. En effet, d’après Lusin Bagla « la méthode scientifique qui combine observation et expérimentation, doit utiliser des mesures universelles pour aboutir à des résultats universels dont la théorisation demande une capacité d’abstraction élevée pour dépasser les cas concrets » [17].

La modernité « substitue au principe de la confiance à des personnes connues celui de la confiance en des systèmes et en des experts. Elle met les données chiffrées au cœur de la gestion de l’organisation sociale et des rapports sociaux, pour traiter d’une diversité de situation en les ramenant à des principes communs. La définition des paramètres pertinents et le choix des techniques de mesure reviennent désormais aux experts » [18]. Comme l’écrit Claude Allègre dans La défaite de Platon ou la science du XXè sicèle, les seules disciplines pouvant se réclamer de la science étaient celles qui faisaient partie de la physique : la mécanique, la thermodynamique, l’électromagnétisme, etc. [19]. D’ailleurs, au 19ème siècle, le terme sciences fut réservé à la physique au point que l’espace scientifique fut dominé par « les sciences rationnelles rigoureuses, (…) utilisant comme langage exclusif les mathématiques » [20].

Selon Claude Allègre, la  référence systématique aux mathématiques a même écarté du domaine de la science les sciences naturelles considérées par les physiciens et les mathématiciens comme « éparses, morcelées, presque anecdotiques, où la compilation, l’accumulation des faits se substituent souvent à la synthèse, où la classification et l’empirisme dominent des pans entiers de la connaissance, et où il n’existe pas de théorie fédératrice, synthétisante » [21]. C’est dans un tel contexte que les sciences sociales tenteront de s’inspirer des sciences exactes. C’est ainsi que les analyses d’Emile Durkheim reprennent les réflexions d’Auguste Comte en affirmant l’existence d’une « physique sociale », notamment en considérant les faits sociaux comme des choses [22].

L’importance du positivisme dans la configuration d’une grande partie de l’espace « sciences sociales » ne pouvait laisser indifférents le mode de recrutement des élites dirigeantes des organisations. En effet, la formation et le recrutement des élites dirigeantes seront conditionnés par l’importance du positivisme : « Tout est dominé par la vision qu’Auguste Comte a formalisée : en haut, la science qui ne doit ses succès qu’à l’esprit humain, c’est-à-dire à elle-même, les Mathématiques ; à côté d’elle, la Physique, qui a montré notamment avec la Mécanique et la Thermodynamique qu’elle pouvait atteindre un degré comparable de formalisation, d’abstraction et de puissance déductive » [23].

Dans Considérations philosophiques sur les sciences et les savants, Auguste Comte écrit que les sciences : « Considérées dans le présent, elles (les sciences) doivent servir, soit par leurs méthodes, soit par leurs résultats généraux, à déterminer la réorganisation des théories sociales. Considérées dans l’avenir, elles seront, une fois systématisées, la base spirituelle permanente de l’ordre social, autant que durera sur le globe l’activité de notre espèce » [24].

Cette vision d’Auguste Comte a monopolisé l’enseignement des sciences et la formation des esprits, notamment en faisant des mathématiques le cœur de tout mode de raisonnement où la logique déductive y est présentée comme solution infaillible aux maux de la société. Telle est l’origine même de l’installation des mathématiques pures comme moyen de sélection des élèves des grandes écoles. C’est au 19ème siècle que les mathématiques se sont imposées comme moyen opérationnel de formation des élites dirigeantes. En effet, « après 1870, on commence à accuser l’Université et les écoles d’être responsables du désastre militaire. La République réclame des savants pour faire face à la Prusse et préparer la Revanche. Pasteur n’est pas le dernier à réclamer une réforme profonde des études. On la prépare, on la proclame, de l’école primaire, école de la République, selon Jules Ferry, jusqu’à l’Université qu’il faut démocratiser et rénover. Les contenus des enseignements … (seront) totalement inspirés et dominés par l’esprit positiviste (de) Auguste Comte » [25].

La standardisation des mesures sera, elle aussi, au cœur même du processus de modernisation des organisations, car la modernité exige des données commensurables. Ainsi, « avec l’adoption du système métrique sous la Révolution et l’unification des poids et des mesures qui sera achevée par l’Etat centralisé moderne, la diversité des étalons de mesure cède la place à des principes de mesure neutres, impersonnels,   universels et abstraits (…). Toutes les grandeurs mesurables sont ramenées ainsi à un dénominateur commun. Il a fallu le zèle des préfets, représentants du pouvoir central, pour imposer ce nouveau système » [26] .

La même standardisation sera constatée au niveau de l’unification des mesures du temps. Dans la période pré-industrialisation, faute d’un temps standard et universel, la mesure du temps était différente d’une localité à l’autre : les manufactures de textile avaient leurs propres mesures du temps de travail ; des cloches indiquaient le début et la fin de la journée dans les centres européens du XIVè siècle [27]. Or, les travailleurs doutaient du temps élaboré par les industriels. A titre d’exemple, dans les usines de textiles et les moulins à foulon, les travailleurs n’avaient pas grande confiance aux cloches, soit parce que les industriels contrôlaient la sonnerie, soit pace qu’ils dominaient le conseil de ville [28].

Or, l’horloge mécanique, grâce à des battements réguliers, marquera une standardisation de la mesure du temps. L. Mumford a bien démontré le rôle crucial et déterminant joué par la standardisation du temps dans la révolution industrielle [29]. L’horloge, symbolisera, ainsi, une nouvelle référence temporelle caractérisée par son objectivité, son anonymat, son abstrait et son universalité [30]. Les ouvriers sont payés, désormais, sur la base de références temporelles objectives et standardisées : heure, journée, semaine, etc. [31]. Ainsi, les ouvriers vont comprendre l’importance de l’adage : Le temps c’est de l’argent. Et le temps sera au cœur de diverses tensions entre ouvriers et industriels [32].

B- Poids de la rationalité dans l’analyse wébérienne des organisations

Max Wéber n’était pas indifférent à cette rationalité qui prend forme dans la société occidentale dont les organisations de plus en plus marquées par un recours, sans précédent, aux outils de la rationalité.

Tout l’intérêt de l’analyse wébérienne réside dans cet intérêt qui sera porté à la rationalité en tant que facteur déterminant dans les organisations bureaucratiques et ce, au travers de l’étude de leurs modes d’autorité (1). La rationalité des organisations bureaucratiques est, dans le cadre de l’analyse wébérienne, matérialisée par la direction administrative bureaucratique (2).

1- Modes d’autorité dans les organisations et importance du modèle rationnel-légal [33]

La domination se trouve au cœur de toute organisation politique dans la mesure où « toute administration a besoin de quelque manière de la domination, car il faut toujours pour sa conduite que des pouvoirs de commandement soient entre les mains de quelqu’un » [34]. Dans les faits, cette domination est souvent obtenue par l’intérêt, l’habitude et la crainte, d’où la nécessité d’une distinction entre ces différents formes de domination [35]. C’est « dans la différence des croyances relatives au fondement de la légitimité de la domination que la sociologie compréhensive va chercher la raison principale de la diversité des formes du pouvoir politique » [36].

C’est ainsi que Max Weber accordera une grande importance à l’analyse des différentes formes d’administration. Au cœur de ses intérêts, d’une part, la façon dont les hommes s’y prennent pour imposer leur autorité et, d’autre part, la manière pour rendre légitime une telle autorité. Pour ce faire, il va distinguer trois type d’autorité : l’autorité à caractère traditionnel, l’autorité à caractère charismatique et l’autorité à caractère rationnel-légal.

S’agissant de l’autorité à caractère traditionnel, elle se distingue par un certain nombre de caractéristiques :

Quant à l’autorité à caractère charismatique, elle se caractérise par un certain nombre d’éléments s’articulant autour de l’importance du charisme du détenteur de l’autorité :

Le modèle le plus dominant de la typologie wébérienne demeure l’autorité à caractère rationnel-légal. Celle-ci se distingue par un ensemble de caractéristiques :

Cependant, une remarque s’impose. La typologie des autorités présentée par Max Weber n’a pas pour objectif de présenter la réalité empirique des organisations, mais de présenter tout simplement des constructions théoriques (des types-idéaux) de ces organisations.

2- La direction administrative bureaucratique, une manifestation de la légitimité du modèle rationnel-légal [37]

Tout d’abord, il faut préciser que le terme « bureaucratie » ne présente, aux yeux de Max Weber, aucune connotation péjorative. La bureaucratie n’est qu’une efficacité en matière de gestion des organisations. Et la direction administrative bureaucratique est illustration pure du modèle rationnel-légal. La présence de fonctionnaires individuels (monocratie) demeure la plus grande caractéristique de cette direction bureaucratique.

C’est une bureaucratie qui s’inscrit, pleinement, dans cette démarche wébérienne qui consiste à mettre l’accent sur les modes de rationalisation caractérisant les organisations d’alors sans s’intéresser à ce qui se passe au sein même de ces organisations. La seule indication que donne Max Weber à ce sujet reste cette relation qu’il a établie entre bureaucratisation et développement de l’impersonnalité dans la mesure où le fonctionnaire assume sa fonction sans tenir compte de la personne humaine [38].

La direction administrative bureaucratique se rapprochera davantage de l’autorité à caractère rationnel-légal en tant qu’idéal-type. Cette direction se distingue par un nombre d’éléments :

Au sujet de l’importance de la direction administrative bureaucratique, Max Weber considère qu’au niveau des différentes organisations (État, Église, armée, parti, entreprise économique, groupement d’intérêts, association, fondation, etc.), se développent des formes « modernes » de groupement qui ne sont que le produit du développement et de la progression de l’administration bureaucratique : « la naissance de celle-ci est, pour ainsi dire, la spore de l’État occidental moderne » [39]. Ainsi, la domination légale-rationnelle devient une distinction représentative des démocraties.

Sur le plan formel, la direction administrative bureaucratique présente, d’après Max Weber, la forme administrative la plus rationnelle ; une rationalité fondée sur trois facteurs : la conformité réglementaire, le caractère de prévisibilité et la précision technique [40]. Les nécessités de l’administration de masses aussi bien au niveau des biens que des personnes, rendent cette direction administrative bureaucratique indispensable pour toute société moderne. A ce sujet, Max Weber précise : « on n’a que le choix entre la bureaucratisation et la dilettantisation de l’administration » [41]. C’est le savoir spécialisé qui explique la supériorité de l’administration bureaucratique [42].

Le point force de cette domination bureaucratique s’explique, selon M. Weber, par le fait qu’elle est fondée sur des règles et normes générales qui excluent « toute prise en compte des conditions individuelles particulières, parce que, en d’autres termes, le fonctionnaire de l’Etat bureaucratique oriente son action uniquement selon son devoir de fonction » [43].

Cet idéal-type, selon Max Weber, n’est pas la réalité en matière d’administration des organisations, mais il peut aider à mieux les comprendre, car les organisations empiriques se distinguent par leur caractère composite dans la mesure où elles font appel à plusieurs formes d’autorité. Et « si Weber a signalé les glissements possibles entre la forme d’autorité charismatique et la forme d’autorité traditionnelle, à travers notamment l’analyse de la routinisation du charisme, il est resté silencieux sur les modalités de passage vers le mode rationnel-légal. La façon dont celui-ci parvient à imposer sa légitimité n’est pas résolue » [44].

La rationalité très présente dans les organisations bureaucratique est due, en grande partie, au capitalisme en tant que système fondé sur le calcul rationnel à long terme du profit et du gain [45]. En effet, « la rationalité du capitalisme moderne est directement liée à la possibilité du calcul des coups et profits, que rend possible l’évaluation en prix monétaires des biens échangés » [46]. C’est la monnaie, d’après M. Weber, qui se trouve au cœur du capitalisme et de ses procédés rationnels : c’est le moyen économique le plus parfait dans la mesure où elle constitue le moyen le plus rationnel pour diriger et orienter les activités économiques [47].

Dans le cadre cette explication, Max Weber s’intéresse aussi au facteur religieux qui a joué lui aussi un rôle déterminant en matière de bureaucratisation des organisations. Ainsi, « pour que le capitalisme s’instaure et par là la bureaucratie, une attitude morale particulière est nécessaire. C’est la religion protestante après la Réforme qui la procure avec sa croyance en la rédemption par une activité créatrice sur la terre » [48].

II- Défaite du modèle wébérien d’analyse des organisations

Dans le cadre de l’analyse wébérienne, la direction administrative bureaucratique est une forme organisationnelle fondée sur la rationalité. Cependant, pour d’autres sociologues vont prouver que cette rationalité est loin d’être une pratique quotidienne dans les organisations bureaucratiques où règnent aussi des dysfonctionnements (A).

Si ces dysfonctionnements sont considérés comme éléments mettant en difficulté le bon fonctionnement des directions administratives bureaucratiques, d’autres sociologues vont démontrer que ces dysfonctionnements peuvent être aussi source de dynamisme et d’efficacité (B).

A- De la rationalité bureaucratique à la production des dysfonctionnements de la bureaucratie

Si les directions bureaucratiques sont véhiculées, sur le plan organisationnel, par des règles rationnelles au sens wébérien, il faut noter, que selon d’autres analyses sociologiques, ces mêmes règles seront, au sein même de ces organisations, derrière la naissance d’une véritable personnalité bureaucratique synonyme de blocage et de dysfonctionnement (1). Bien plus, ces organisations bureaucratiques peinent parfois à mettre en place des règles et des procédures rationnelles (2).

1- Personnalité bureaucratique et dysfonctionnement de la bureaucratie

Si Max Weber affirme que la bureaucratie est obtenue à partir d’une maximisation de la rationalité, Robert K. Merton considère qu’une telle rationalisation ne peut que produire dysfonctionnements et paralysie dans les organisations bureaucratiques. L’importance de son analyse réside dans le fait d’avoir proposer une relecture célèbre de l’idéal-type wébérien. En effet, Robert K. Merton « prend au sérieux l’idéal-type de l’autorité rationnelle-légale en lui faisant jouer le rôle préconisé par Weber dans ses recommandations méthodologiques, à savoir celui d’un étalon auquel il convient de comparer la réalité empirique en vue d’en mesurer les écarts » [49].

De cette comparaison, il se démarquera, sur deux registres, de l’analyse wébérienne. D’une part, « Weber s’est concentré sur la régularité et l’efficacité de la forme bureaucratique. Merton va, à l’inverse, mettre l’accent sur les difficultés auxquelles se heure la bureaucratie lorsqu’elle tente d’atteindre ses objectifs, élément que Weber a laissé en dehors du champ de sa réflexion » [50]. D’autre part, « Weber a mis en évidence la congruence entre les caractéristiques du mode d’administration bureaucratique et celle de la société dans laquelle il se développe. Robert K. Merton va, pour sa part, insister sur les effets des structures bureaucratiques sur l’individu, ouvrant ainsi la voie à une analyse du fonctionnement interne des organisations » [51].

Donc, le point de départ de Robert K. Merton est représenté par les éléments du type idéal de Max Weber : la présence de règles impersonnelles et de procédures standardisées qui sont, en principe, derrière l’efficacité des organisations bureaucratiques [52]. Cependant, pour ce sociologue, plus les bureaucraties se rapprochent de l’idéal-type (autorité à caractère rationnel-légal) fondé sur des règles abstraites, une hiérarchie fonctionnelle, une impersonnalité des relations d’autorité, etc., plus cet idéal-type produit des mécanismes de dysfonctionnement et de routinisation produisant ainsi la paralysie des organisations bureaucratiques [53].

Certes, le mode d’administration bureaucratique envisage la rationalité maximale. Or, les mécanismes et les procédures mis en place, dans le cadre de cette recherche de rationalité, sont à l’opposé des objectifs attendus, d’où dysfonctionnement et blocage des organisations bureaucratiques. Ce dysfonctionnement trouve son origine, selon Robert K. Merton, dans cette discipline imposée aux personnes travaillant dans le cadre des organisations bureaucratiques : « Nous avons vu que la structure bureaucratique, exerçant une pression constante sur le fonctionnaire, l’oblige à être méthodique, prudent et discipliné. Dans une véritable bureaucratie, on est donc en présence d’une grande régularité de comportement et d’un haut degré de conformité aux types d’action prescrits. Il s’ensuit qu’on donne une importance fondamentale à la discipline, aussi développée dans une bureaucratie religieuse ou économique que dans l’armée » [54].

Cette discipline conduit dans les organisations bureaucratiques à la naissance d’une véritable personnalité bureaucratique. La tâche première des fonctionnaires n’est plus de satisfaire les demandes des usagers, mais de s’installer dans un arsenal de règles et de procédures. Ainsi, au lieu que les procédures et les règles soient appliquées dans leur esprit, elles vont être appliquées à la lettre les rendant rigides et inefficaces. Ces règles et procédures cessent, ainsi, « d’être des repères encadrant l’activité pour devenir des absolus. A force de respecter les règlements à la lettre, les employés finissent par devenir ritualistes, tatillons, rigides et incapables d’adaptations rapides » [55].

En outre, la bureaucratie aura tendance, selon Robert K. Merton, à se distinguer même du reste de la société et ce, en raison, d’une part, du niveau des diplômes des fonctionnaires bureaucrates et, d’autre part, la garantie de l’emploi et du salaire qui leur est accordée. Le processus de bureaucratisation exerce deux effets contradictoires : « d’un côté, il contribue à créer une nouvelle catégorie privilégiée en raison du niveau d’étude de plus en plus élevé nécessaire pour entrer dans l’administration : l’allongement des études coûte de plus en plus cher aux familles et accroît le risque de ploutocratisation de l’administration. D’un autre côté, il contribue au nivellement des conditions sociales en éliminant dans le recrutement de l’administration les privilèges liés à la naissance » [56].

2- Organisations et difficultés de mise en place des règles et procédures rationnelles

Alvin W. Gouldner s’interrogera sur les difficultés au niveau des organisations bureaucratiques d’une mise en place de procédures rationnelles, car la bureaucratie peine à imposer sa légitimité et son bien fondé. L’originalité de son analyse réside dans le fait d’avoir pris en considération la fracture constituée, à l’intérieur de ces organisations, par le passage d’un ancien mode d’organisation, fondé sur la tolérance, vers un nouveau mode de direction, fondé sur des règles bureaucratiques.

La problématique relative à ce mode de passage d’un modèle de tolérance vers un modèle bureaucratique sera démontrée par Alvin W. Gouldner au travers de son étude d’un cas empirique : La General Gypsum Corporation (GGC).

La GGC est une entreprise industrielle (200 personnes) composée de deux grandes divisions : une carrière d’extraction de pierre (le gypse) et une usine de transformation de cette pierre en matériau de revêtement mural. Le mode d’administration de la GGC va passer par deux temps : le temps de l’ancienne direction et celui de la nouvelle direction.

Le vieux Doug, enfant du pays et personnage charismatique, représentait l’image de l’ancienne direction qui se caractérisait par un certain nombre d’éléments :

Suite au décès du vieux Doug, un nouveau directeur est nommé par la direction nationale. C’est un jeune diplômé étranger au village. Du nouveau directeur, la direction nationale attend productivité et rentabilité. Afin d’atteindre un tel objectif, la nouvelle direction va procéder à la réorganisation de la GGC sur la base du modèle rationnel :

Devant ces nouvelles règles rationnelles d’organisation de la GGC, « un mythe de l’âge d’or fut rapidement développé par les salariés. Ils évoquaient avec nostalgie le bon vieux temps où Doug se montrait très indulgent : il faisait confiance à ses hommes, il ne licenciait jamais personne, il détestait la paperasse. Du point de vue du nouveau directeur, qui avait la difficile tâche de remplacer un leader charismatique et l’obligation d’augmenter la productivité, le port de la casquette bureaucratique constituait l’unique solution, quitte à transformer une organisation quasi familiale en un monde impersonnel » [57].

La nouvelle direction avec ses nouvelles règles rationnelles est confrontée, cependant, à deux grands problèmes. D’une part, faute d’anciens cadres maisons, elle rencontre d’énormes difficultés pour légitimer ses nouvelles règles et procédures organisationnelles auprès de la masse des ouvriers. D’autre part, elle ne dispose pas d’un réseau de liens personnels pour savoir ce qui se passe dans la GGC.

Par conséquent, une grève très violente sonnera le rejet par les ouvriers des nouvelles règles d’organisation fondées sur la rationalité. Et Alvin W. Gouldner de conclure que ce sont les règles bureaucratiques qui se trouvent au cœur des différents dysfonctionnements dont souffrent les organisations modernes.

B- Du rôle dysfonctionnel des structures informelles à leur efficacité dans les organisations bureaucratiques

D’après de nombreuses études sociologiques, l’application des règles et procédures rationnelles est responsable de l’émergence de structures informelles mettant en cause le fonctionnement des organisations bureaucratiques (1). Cependant, pour d’autres sociologues, ces structures informelles ne doivent pas toujours être assimilées à des dysfonctionnements, car elles peuvent être de véritables sources d’efficacité et de rendement dans ce type d’organisations (2).

 

1- Structures informelles et dysfonctionnements des organisations bureaucratiques

Philip Selznick dans son analyse du fonctionnement de la TVA (Tennesse Valley Autority) va mettre en exergue l’importance du rôle des structures informelles dans les organisations bureaucratiques. Son analyse conduit vers trois conclusions majeures :

En 1949, Philip Selznik publie les résultats de ses recherches sur la TVA. Il s’agit d’une institution créée par l’Etat fédéral en 1933 dans le cadre du New Deal afin de promouvoir le développement économique et social de la vallée agricole du Tennessee. Pour atteindre les objectifs fixés par l’Etat fédéral, la TVA est une institution autonome avec une transparence de fonctionnement. Elle est aussi autonome des intérêts privés et des pouvoirs locaux. Les analyses de Philip Selznick ont démontré qu’au sein de la TVA aux compétences diverses et multiples se sont développés des mécanismes de délégations de pouvoir conduisant ainsi à la constitution de groupes séparés par des missions et des expertises spécifiques [58].

Cependant, ces groupes vont agir en dehors des intérêts et objectifs initiaux de la TVA. Ce phénomène s’accroîtra davantage lorsque la TVA a décidé, dans le cadre de la modernisation de l’agriculture, de confier la formation des agriculteurs de la vallée aux techniques modernes d’exploitation agricole, à des administrations locales et aux écoles d’agriculture locales. Or, de nombreux membres de ces administrations et écoles ont des relations avec des d’importants représentants de l’organisation professionnelle de l’agriculture ayant leur propre vision du développement de l’agriculture ; une vision très éloignée de celle de la TVA [59].

Cette vision aura deux grandes conséquences. D’une part, les actions de modernisation ne sont pas réalisées en faveur de l’ensemble des exploitations agricoles de la vallée, mais au profit des exploitations agricoles prospères proches de l’organisation professionnelle de l’agriculture. D’autre part, il s’est avéré que ce réseau local (hommes politiques, membres de l’organisation professionnelle de l’agriculture, agents des administrations locales) dispose d’une grande capacité de pression dans la mesure où il a pu faire allier à sa vision de la modernisation agricoles les experts agricoles de la TVA. En effet, « des terres devant être consacrées à des aménagements de loisirs sont finalement transformées en terres agricoles. Les pressions exercées par l’environnement de la TVA contribuent à la transformation de certains de ses buts initiaux » [60].

L’analyse de Philip Selznick est une mise en exergue de la manière dont les structures informelles modifient le sens et les objectifs de l’action rationnelle. Ainsi, il va conclure « que les buts formels de l’organisation se modifient et se déplacent en cours d’implantation, à l’interne par l’effet de la spécialisation des tâches et, à l’externe, par l’action des membres des groupes de pression » [61].

2- La dynamique des structures informelles au niveau des organisations bureaucratiques

L’analyse bureaucratique cherchait à mettre l’accent sur l’importance d’un certain nombre de règles dans les organisations bureaucratiques, notamment : la référence systématique au droit, le caractère impersonnelle de l’autorité, la hiérarchie, la compétence et le caractère écrit des règles organisationnelles.

Si pour Alvin W. Gouldner les règles bureaucratiques sont à la base des différents dysfonctionnements des organisations bureaucratiques, Peter M. Blau, quant à lui, considère que ces règles bureaucratiques ne sont pas synonymes de dysfonctionnement dans la mesure où elle sont contournées, de manière informelle, par les agents chargés de les appliquer. Par conséquent, il serait difficile de parler de cette personnalité bureaucratique très charriée par Robert K. Merton [62].

Ainsi, Peter M. Blau, au travers de deux recherches, démontrera que les structures informelles dans les organisations bureaucratiques sont loin d’être des facteurs de blocage et de dysfonctionnement. Bien au contraire, elles peuvent être des facteurs de dynamisme et d’efficacité. Sur le plan empirique, les organisations bureaucratiques sont loin d’être rigides comme le laisse supposer certaines analyses, notamment celles de Robert K. Merton. En effet, les membres de ces organisations sont capables de contourner les réglementations rationnelles-légales pour remplir autrement leur mission mais avec dynamisme et efficacité [63].

Les recherches de Peter M. Blau, menées entre 1948-1949, portaient sur une agence locale pour l’emploi et sur un service chargé de contrôler l’application des lois fédérales par les entreprises. L’agence locale pour l’emploi était chargée, dans le secteur de l’habillement, de mettre en relation des demandes et des offres d’emploi. Un système d’évaluation est mis en place pour recenser et comptabiliser le nombre reçu d’offres et de demandes d’emploi ainsi que le nombre d’entretiens, de placements réalisés, etc. Suite à la mise en place de cet appareillage statistique d’évaluation, les agents vont tenter de réaliser un grand nombre d’entretiens et ce, en renvoyant parfois les demandeurs sans leur trouver un travail au point que parfois les fonctionnaires de l’agence traitaient les demandes de manière impartiale [64]. La mise en place de ce système statistique d’évaluation sera derrière véritable compétition entre les fonctionnaires de l’agence.

Toutefois, ce système d’évaluation fera émerger au sein de l’agence deux groupes de fonctionnaires fortement distincts : un groupe distant de la compétition ; un autre qui s’y attache fortement. En effet, « le groupe dont les membres prennent leurs distances avec les consignes qu’ils sont tenus de suivre en établissant notamment des formes de coopération entre collègues s’avère au bout du compte plus productif que celui qui est le plus engagé dans la compétition » [65].

Ainsi, force est de constater au sujet des recherches de Peter M. Blau sur l’agence locale pour l’emploi, que les comportements informels qui ne s’insèrent pas dans la logique rationnelle bureaucratique ne peuvent être considérées comme des facteurs de dysfonctionnement des organisations bureaucratiques. Au contraire, elles peuvent jouer, dans ces mêmes organisations, un rôle plus dynamique et plus efficace.

Le constat relatif au dynamisme et à l’efficacité des structures informelles développées par les organisations bureaucratiques sera confirmé par Peter M. Blau par sa recherche relative à une administration chargée de contrôler l’application des lois fédérales par les entreprises. Pour assurer une telle mission, une procédure bureaucratique a été mise en place :

Les enquêteurs vont rencontrer de grands problèmes dans la mesure où tout contrôle doit s’appuyer sur un arsenal vaste de textes juridiques complexes et compliqués. Par conséquent, le recours à l’aide d’un juriste s’avère nécessaire et incontournable. Or, d’après le règlement interne, les enquêteurs ne pouvaient demander conseil qu’à leur chef de service. Un conseil que les enquêteurs n’osent pas demander conseil à leur chef de service, car une telle demande risquerait de constituer en même une évaluation par l’administration de leurs compétences [66]. D’où l’émergence au sein de cette organisation des formes de coopération individuelle et efficace entre les enquêteurs surtout qu’ils se retrouvent fréquemment au bureau où il est possible d’échanger des informations et surtout trouver de manière mutuelle des solutions à des problèmes complexes [67].

Pour Peter M. Blau, ce modèle informel de coopération et de consultations mutuelles remplit plus efficacement que le règlement les objectifs de l’organisation. En effet, il remplit à la fois des fonctions sociales et des fonctions psychologiques. D’une part, des individus ayant un même chef hiérarchique se trouvent rapprochés de manière solidaire pour faire face aux exigences professionnelles. Et de de nombreux conflits sont ainsi prévenus. D’autre part, cette coopération mutuelle entre les individus (qui reste une chose très informelle) participe activement et efficacement à l’amélioration du travail dans l’organisation bureaucratique [68].

* * *

La rationalité tant mise en valeur au niveau des organisations bureaucratiques par Max Weber, s’inscrit dans un contexte marqué par le poids d’une science censée tout expliquer. En effet, Max Weber « s’interroge sur le devenir d’une société européenne en proie aux éclatements idéologiques et à la montée de l’individualisme et de la rationalité » [69].

D’un autre côté, l’accent mis sur la rationalité ne doit pas être considérée comme une glorification de la rationalité scientifique dans le fonctionnement des organisations bureaucratiques. Bien au contraire, les analyses de Max Weber soulignent aussi « les dangers de la rationalité croissante due à la capacité de calcul et pouvant conduire à limiter les capacités de créativité qui ne sont possibles (…), que par des actes déviants et irrationnels » [70].

Ainsi, force est de constater que l’approche wébérienne fondée sur la rationalité est loin d’être une conviction pour Max Weber de l’importance des règles et procédures dites rationnelles pour le bon fonctionnement des organisations bureaucratiques. Tout au plus, la forme bureaucratique est rationnelle « parce que les moyens sont expressément choisis pour atteindre des buts spécifiques (tout comme une machine) elle est aussi légale parce que l’autorité est exercée à l’aide de normes et procédures impersonnelles » [71].

La bureaucratique décrite par Max Weber n’est qu’un idéal type censé mener une sorte de comparaison entre idéal type et réalité pour comprendre des situations empiriques [72]. Les idéaux types proposés par l’analyse wébérienne « ne sont rien d’autres qu’une construction intellectuelle que le savant élabore en accentuant par la pensée des données et des faits du réel mais dont on ne rencontre jamais d’équivalent dans l’empirie » [73].

Les critiques adressées à l’analyse wébérienne des organisations bureaucratiques ne peuvent se limiter à celles de Robert K. Merton, Alvin W. Gouldner, Philip Selznick et Peter M. Blau, car d’autres sociologues ont réussi à creuser des pistes de recherche qui soulignent aussi les limites de cette analyse, notamment l’école des relations humaines avec Elton Mayo et celle de l’analyse stratégique avec Michel Crozier et Erhard Friedberg.

Aujourd’hui, le Nouveau Management Public (NMP) sonne la fin de la logique wébérienne en tant que mode de gestion des organisations. Anne Amar et Ludovic Berthier dans Le Nouveau Management Public : Avantages et Limites, ont mené une certaine comparaison entre l’administration wébérienne et celle opérant selon la logique du NMP [74].

Ainsi, si le modèle wébérienne met l’accent sur le respect des règles et des procédures, le NMP insiste sur l’importance d’atteindre les objectifs fixés. Lorsque l’analyse wébérienne parle de centralité et de hiérarchie fonctionnelle, le NMP valorise décentralisation et délégation des compétences. Face à la division, la parcellisation et la spécialisation wébériennes, le NMP développe l’autonomie. Le concours wébérien est remplacé par le mode contractuel prôné par le NMP. La logique wébérienne d’avancement à l’ancienneté est remplacée par l’avancement au mérite et la performance. A la gestion wébérienne axée sur les moyens est substituée la gestion axée sur les objectifs [75].

Et Anne Amar et Ludovic Berthier d’ajouter que « la bureaucratie wébérienne semble manquer de souplesse dans l’environnement actuel mêlant mondialisation des échanges, globalisation financière, intégration spatiale et mutation technologique. (…) La conception décentralisée issue du NMP permet aux structures de gagner en autonomie, en flexibilité et en réactivité. Le partage des responsabilités gagne également en clarté » [76].

La gouvernance portera, elle aussi, un coup dur à l’analyse bureaucratique dans la mesure où elle va dépasser le modèle wébérien d’analyse des organisations. Certes, dans ce modèle, les règles du droit sont censées assurer « la primauté de la régularité, de la légalité, de la neutralité, de l’égalité, de l’équité et de l’intégrité par une approche universaliste qui repose en grande partie sur l’existence de règles abstraites, générales et impersonnelles. Le respect de règles et d’une procédure transparentes et publiques dépend étroitement d’un corps de fonctionnaires dont l’intégrité est assurée par des garanties juridiques liées à leur statut : stabilité, permanence, loyauté, neutralité, devoirs, responsabilités, droits politiques, promotion au mérite, échelles salariales, syndicalisation » [77].

Cependant, la gouvernance, de son côté, ouvre d’autres perspectives d’analyse des organisations dépassant est de loin le modèle wébérien. En effet, la centralité accordée au droit dans le modèle wébérien perdra de son poids dans le cadre de la méthodologie imposée par la gouvernance sur la base d’une flexibilité largement empruntée aux modes de gestion des entreprises privées. Ainsi, « en insistant sur les résultats et non sur les règles, une culture organisationnelle d’un autre type privilégie le service aux clients (le clientélisme), l’autonomie opérationnelle, l’évaluation des programmes, la qualité, l’employabilité, la responsabilisation, la créativité et l’examen des risques (la liberté managerielle), la dichotomie entre l’élaboration des politiques et leur exécution et, enfin, sur le plan des structures administratives, des unités organisationnelles disposant d’une vaste autonomie quant aux moyens » [78].

[1]– J.-M. Plane : Théorie des organisations, Ed. Dunod, 2ème édition, Paris, 2009, pp. 13-14.

[2]– Ibid, p. 22.

[3]– C. Lafaye : Sociologie des organisations, Editions Nathan, Paris, 1996, p. 11.

[4]– J.-M. Plane : op. cit., p. 22.

[5]– L. Bagla : Sociologie des organisations, Ed. La Découverte, 1998, p. 9.

[6]– Ibid.

[7]– Ibid.

[8]– W. Kula : Les mesures et les hommes, Ed. de la MSH, Paris, 1984, pp. 26 et ss.

[9]– L. Bagla : op. cit., p. 20.

[10]– L. Bagla : op. cit., p. 11.

[11]– G. Balandier et P. Mercier : Le travail dans les régions en voie d’industrialisation, in G. Friedmann et P. Naville : Traité de sociologie du travail, Ed. Armand Colin, Paris, 1964, p. 299, cité par L. Bagla : op. cit., p. 13.

[12]– L. Bagla : op. cit., p. 15.

[13]– Ibid, p. 8.

[14]– Ibid.

[15]– Ibid.

[16]– A. Comte : Considérations philosophiques sur les sciences et les savants (1825), in Système de politique positive, Tome IV, Librairie des Corps Impériaux des Ponts et Chaussées et des Mines, Paris, 1954, pp. 161-162.

[17]– L. Bagla : op. cit., p. 8.

[18]– Ibid, p. 9.

[19]– C. Allègre : La défaite de Platon ou la science du XXè siècle, Fayad, Paris, 1995.

[20]– Ibid, p. 64.

[21]– Ibid.

[22]– J. Baudouin : Introduction à la science politique, Mémo Dalloz, Paris, 1996, p. 15.

[23]– C. Allègre : op. cit., pp. 64.65.

[24]– A. Compte : op. cit., p. 161.

[25]– C. Allègre : op. cit., p. 450.

[26]– L. Bagla : op. cit., pp. 9-10.

[27]– Ibid, p. 20.

[28]– D. S. Landes : Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Ed. Gallimard, Paris, 1987 (2ème édition), pp. 115-118, cité par L. Bagla : op. cit., pp. 20-21.

[29]– L. Mumford : Technics and civlization, Harvest/HBJ, 1963, p. 15, cité par L. Bagla : op. cit., p. 10.

[30]– Cf. dans ce sens, L. Bagla : op. cit., pp. 20-22

[31]– Ibid.

[32]– Ibid, p. 21.

[33]– Cf. M. Weber : La domination légale à direction administrative bureaucratique,1921, in Economie et Société, Ed. Plon, Paris, 1971.

[34]– Max Weber : Wirtschaft und Gesellschaft, 2 vol., J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), Tübingen, 1976, p. 545, cité par C. Calliot-Thélène : La sociologie de Max Weber, Ed. La Découverte, Paris, 2006, p. 76.

[35]– Ibid.

[36]– Ibid.

[37]– Cf. M. Weber : La domination légale à direction administrative bureaucratique,1921, in Economie et Société, Ed. Plon, Paris, 1971.

[38]– Ibid.

[39]– Ibid.

[40]– C. Lafaye : op. cit, p.15.

[41]– M. Weber : La domination légale à direction administrative bureaucratique, op. cit., p. 16.

[42]– Ibid.

[43]– C. Calliot-Thélène : op. cit., p. 78.

[44]– C. Lafaye : op. cit., p.16.

[45]– J.-C. Scheid : Les grands auteurs en organisation, Dunod, Paris, 1999 (2ème édition), p. 14.

[46]– C. Calliot-Thélène : op. cit., p. 74.

[47]– Ibid.

[48]– J.-C. Scheid : op. cit., p. 14.

[49]– A. Hounounou : Sociologie et modernité, Ed. Bréal, Paris, 2007, p. 120.

[50]– C. Lafaye : op. cit., p.17.

[51]– Ibid.

[52]– L. Bélanger . J. Mercier : Auteurs et textes classiques de la théorie des organisations, Ed. PUL, Laval, 2006, p. 102.

[53]– C. Lafaye : op. cit., p.17.

[54]– R. K. Merton : Eléments de théorie et de méthode sociologique, 1965.

[55]– C. Lafaye : op. cit., p. 18.

[56]– A. Hounounou : op. cit., p. 121.

[57]– L. Bagla : op. cit., p. 73.

[58]– C. Lafaye : Op. cit., pp. 23-24.

[59]– Ibid, p. 25.

[60]– Ibid.

[61]– L. Rouleau : Théorie des organisations, PUQ, Québec, 2007, p. 30.

[62]– C. Lafaye : op. cit., p. 29.

[63]– Ibid, p. 30.

[64]– Ibid, p. 27.

[65]– Ibid, p. 28.

[66]– Ibid, p. 29.

[67]– Ibid.

[68]– Ibid.

[69]– J.-M. Plane : op. cit., p. 22.

[70]– Ibid, pp. 22-23.

[71]– J.-C. Scheid : op. cit., pp.13-14.

[72]– J.-M. Plane : op. cit., p. 23.

[73]– Ibid.

[74]– A. Amar et L. Berthier : Le nouveau management public: avantages et limites”, Revue Gestion et Management Publics, Vol.5, Décembre 2007.

[75]– Ibid, p. 3.

[76]– Ibid, p. 4.

[77]– D. Mockle : La gouvernance publique et le droit », Les Cahiers de droit, vol. 47, n° 1, 2006, p. 100 (adresse URL : http://id.erudit.org/iderudit/043881ar).

[78]– Ibid, p. 106.

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