Internet et transformation de la démocratie représentative

Internet et transformation de la démocratie représentative

ABDERRAHIM SABKY

Chercheur en communication et publicité

Université Hassan II de Casablanca

La révolution Internet et des nouveaux médias n’a pas manqué d’avoir des effets sur l’exercice du pouvoir et les modalités de participation des citoyens. En témoigne l’usage des termes ‘’cyberdémocratie’’ ou ‘’e-démocratie’’ entrés dans la langue et les écrits.

L’essor fulgurant des nouveaux médias a brisé la logique industrielle qui présidait dans le domaine des médias : après le ‘’un vers tous ‘’ et la standardisation des contenus, l’ère numérique a ouvert une brèche en mettant les médias à la portée de tout un chacun, marquant même une transformation révolutionnaire sur le plan politique : la ‘’démocratie d’autorité’’ est en voie de céder le pas à la ‘’démocratie d’influence’’.[1]

La communication plus facile, plus rapide ; le réseautage, les blogs…, et de manière générale la circulation de l’information et l’échange d’opinions, en favorisant les débats, contribuent, parallèlement aux moyens classiques, à un renforcement de la démocratie.

De même, les gouvernements, en utilisant Internet, ont rapproché les institutions politiques des citoyens en leur permettant une meilleure et plus rapide information. En plus d’un rapprochement et de prestations de services plus accentuée, l’e-gouvernement et le-administration ont facilité l’accès du citoyen et rendu aisés ses rapports avec les tenants du pouvoir. On pourrait envisager des votes électroniques déjà testés dans certains pays.

Cette transparence accrue sur l’action des gouvernants est indubitablement un facteur de développement et d’approfondissement des règles démocratiques.

Grace à Internet, les partis politiques, acteurs principaux dans une démocratie, ont également trouvé dans cet outil une voie appropriée pour proposer leurs programmes et alternatives au citoyen, permettant ainsi une meilleure participation au choix des gouvernants.

Plus remarquable encore, l’interaction que permet Internet entre gouvernés et gouvernants, est un Avec Internet. Les citoyens, de manière individuelle ou collective, peuvent transmettre aux acteurs politiques, notamment leurs représentants et élus, leurs attentes, leurs remarques, et leurs positionnements à l’égard des mesures, textes de loi, et de manière générale les actions politiques menées dans le cadre du fonctionnement de la démocratie.

Internet et en particulier les nouveaux médias, ont favorisé de manière révolutionnaire les voies et moyens de communication, information et échange d’idées entre les citoyens, et partant, leur mobilisation pour faire entendre leurs opinions. On peut citer à titre d’exemple le rôle majeur joué par les Internet et le web 2.0 dans le printemps arabe et le renversement des régimes autoritaires en Tunisie et en Libye.

Toutefois, si leur concours au renforcement de la démocratie est indéniable, par certains aspects, les nouveaux médias mettent en danger la liberté d’expression, et constituent une menace pour la démocratie. en effet, s’ils peuvent favoriser le développement de la démocratie, ils peuvent également présenter des dangers pour cette dernière.

De même il est utile de rappeler que la lutte contre le piratage et le partage illicite de données et fichiers, est porteuse de dérives qui menacent la vie privée des citoyens et accroissent le contrôle des gouvernants sur le citoyen.

Sur le plan technique, la possibilité de piéger le citoyens-internaute en lui soustrayant, à l’occasion de la connexion à des sites et portails sur internet, et à son insu, des informations sur sa vie privée, ses habitudes… est un facteur négatif. Ces renseignements obtenus de manière dissimulée, s’ils ont souvent des objectifs commerciaux et visent à orienter l’internaute vers des choix de manière répétitive, sont également utilisés à des fins de sécurité et remettent en cause les libertés individuelles et le droit à la vie privée, fondement de la démocratie. Dans certains pays, comme la Chine ou Singapour, les autorités bloquent l’accès à des sites jugés nuisibles, c’est-à-dire pro-occidentaux.

De même, la multiplication des informations, en empêchant une vérification de leur véracité, font qu’internet peut véhiculer de fausses informations et devenir vecteur de diffamation à l’égard des individus et groupes.

Dans ce même ordre d’idées, Internet est devenu le support d’opinions et d’actions s’inscrivant en faux contre les fondements d’égalité et de liberté de la démocratie. Les nouveaux médias ont permis aux tenants de thèses et idées anti-démocratiques de mieux communiquer entre eux et de réussir une mobilisation plus grande en vue de réaliser leurs idées et renforcer leurs actions. Ainsi, certains sites prônent des idées racistes et tentent de faire valoir des thèses nazies.

On déduit de tout cela que depuis l’apparition d’Internet, et encore plus des nouveaux médias, une large réflexion s’est ouverte sur l’impact de ces moyens de communication sur la démocratie. Avant leur apparition et utilisation, on distinguait une certaine asthénie des citoyens envers la participation à la gestion des affaires publiques, traduite notamment par la baisse tendancielle des taux de participation aux élections ou à l’occasion de consultations sur des problèmes vitaux pour leurs pays.

Cette crise de la démocratie représentative semble être en voie de correction par le biais d’Internet et des nouveaux médias qui ont permis de nouvelles modalités de participation, plus aisées, moins contraignantes, plus conviviales, et plus efficaces.

Les publicistes ont salué ce passage d’une démocratie représentative moribonde, laissant peser des dangers quant à la pérennité du modèle démocratique, à une démocratie participative, où le citoyen est devenu en mesure, en tout temps, et de n’importe quel endroit, de contribuer, directement à la gestion des affaires publiques. Les nouveaux médias ont ainsi favorisé la mobilisation des citoyens et la revitalisation de leur participation, sans intermédiation des institutions et organisations politiques, passage obligé avant Internet et les nouveaux médias.

A titre d’exemples : Les forums de discussion en ligne, qui ouvrent à tous les citoyens des opportunités inestimables pour débattre de questions de diverses natures, et contribuer ainsi à une meilleure prise de conscience des enjeux, et donc optimiser les choix et décisions.  La collecte de signatures pour les pétitions, les appels à manifestation, et de manière générale, toute action visant à influencer les décideurs politiques, sont également devenues chose aisée et permettent des mobilisations sans précédents avant Internet et les nouveaux médias (la manifestation contre la peine de mort aux États-Unis).

Ces nouveaux moyens de communication ont donc accru la dimension participative du citoyen et apporté des correctifs incontestables aux règles classiques de la démocratie. On s’interroge toutefois si l’apport d’internet et des nouveaux médias est un complément à la démocratie ou un bouleversement du concept d’exercice du pouvoir tel qu’il a été connu jusqu’à leur apparition. Les avis divergent sur cette question.

Pour certains, fondant leurs thèses sur le concept de mass media, on est en cours d’un changement radical, en passant de la démocratie représentative ou ‘’démocratie d’autorité’’ à une ‘’démocratie d’influence’’.

« Mass media », notion intimement liée en effet aux innovations technologiques de l’ère industrielle (cinéma, affiche, radio, télévision, presse), renvoie en effet aux moyens de communication destinés aux masses, selon un schéma ‘’un-vers-tous’’. Les récepteurs sont nombreux, dispersées, et anonymes. Les mass media supposent également, consommation rapide et renouvellement perpétuel : les nouvelles, les spectacles, les émissions s’enchainent, et rendent rapidement désuets ceux qui l’ont précédé.

Dans les années 70/80, certains désignèrent la floraison de radios communautaires ou locales, puis celle de chaînes de télévision spécialisées par « self média », car des particularismes dans la diffusion d’information, de communication étaient désormais possibles à réaliser. Les médias « classiques », presse écrite, télévision, et radio notamment, pouvaient ainsi viser des publics très spécialisés et leurs contenus se diversifiaient à mesure qu’ils se multiplient.

On peut donc considérer que les mass media sont des industries muées par des impératifs de production à grande échelle, soit la reproduction de message en de multiples copies ou sa propagation sur des espaces géographiques étendus. Aussi, l’aspect technique est-il omniprésent dans cette perspective, et soulève non seulement des interrogations centrales dans la médiologie, comme indiqué par ailleurs, mais également en sciences humaines et politiques en particulier.

L’internaute, non seulement dispose gratuitement de possibilités presque infinies d’acquisition d’informations, en toute gratuité de surcroit, dont rêveraient les services de documentation et archivage des médias classiques il y a deux décennies, mais en plus la possibilité lui est offerte d’en faire synthèse et diffuser ces données informationnelles, en les orientant selon ses goûts, opinions politiques …sur la blogosphère, les réseaux sociaux, ou wikis.

Aussi, l’exercice du pouvoir s’est trouvé bouleversé : l’accession aux sphères de décision par représentation est fondée sur les pouvoirs dont dispose l’Etat ; avec Internet et les nouveaux médias, les contre-pouvoirs à l’Etat- sont renforcés. Tout citoyen ou groupe de citoyens sont désormais capables d’influer, via ces outils de communication mis à leur portée, sur les décisions et actions des détenteurs du pouvoir étatique.

Dans le contexte créé par les médias numériques, l’implication du citoyen est renforcée dans l’exercice du contre-pouvoir et d’influence sur les pouvoirs de l’Etat.[2]

En rendant accessibles à tous des pouvoirs de surveillance, de façonnage de l’opinion, de diffusion des positionnements et de mobilisation…, les nouveaux médias sont en voie de transformer les modalités de participation démocratique à la gestion des affaires publiques. Une nouvelle forme de démocratie est née, celle de pouvoir influencer, par l’intermédiaire de nouveaux médias, et donc, sans emprunter les voies traditionnelles de la démocratie représentative, notamment le contrôle des gouvernants.

Cette ‘’démocratie d’influence’’ est en voie de remplacer la ‘’démocratie d’autorité’’, entendue comme démocratie où les états ont le rôle dominant dans la gestion politique des affaires publiques, n’aurait pu exister sans l’apport de ces supports de diffusion massive de l’information et l’usage des outils qu’ils mettent à la disposition des individus, groupes et communautés…partageant les mêmes opinions.

La sphère économique est également concernée, sinon plus, par ce ‘’ journalisme citoyen[3]’’, susceptible de dénoncer tout abus et nuire à la réputation d’une marque ou enseigne avec des effets désastreux sur les ventes et chiffres d’affaires.

Parallèlement, il est à souligner que ‘’trop d’information tue l’information’’ : la multiplicité des nouveaux médias, ainsi que l’accroissement continu des acteurs dans la production, échange et diffusion de l’information constituent un facteur de neutralisation des avantages que procure l’opportunité offerte à chacun, individuellement ou au sein d’un groupe plus ou moins large, d’influer de manière décisive sur la décision politique.[4]

Pour d’autres, l’apport de ces nouveaux outils ne modifie pas les fondements de la démocratie représentative, tout au plus contribue-t-il à en corriger les insuffisances et à renforcer l’intérêt du citoyen et réactiver sa participation à la gestion de la Cité.

Pour eux, il existe un risque réel de voir en l’e-démocratie une nouvelle forme plus appropriée de démocratie. Tout excès dans ce sens mènerait vers l’anti-démocratie. De même, l’apport technologique d’Internet et des nouveaux médias favorise aussi, dans le domaine politique selon les tenants de cette thèse, les discours démagogiques et populistes, qui représentent une réelle menace pour la démocratie et minent ses fondements (libertés, égalité etc.).

De même, ils font remarquer que si la mondialisation comporte des aspects négatifs, Internet a largement contribué au phénomène. Autrement dit, il faut éviter les excès dans l’usage d’Internet et des nouveaux médias, en l’occurrence, au niveau politique, notamment en instaurant un contrôle démocratique sur ces médias. De ce fait, des critiques leur sont adressées, car la régulation de ces nouveaux médias est souvent synonyme de restriction des libertés, et mène donc, à neutraliser les fondements même de la démocratie.

La question de savoir si Internet et les médias constituent des bienfaits ou des menaces pour la démocratie reste ouverte.


[1]Media vs mass, François-Bernard Hyughe sur son site disponible sur : http://www.huyghe.fr/actu_429.htm

[2]‘’ Le pouvoir se déplace du pouvoir d’ordonner et de publier, au pouvoir de juger et de diriger l’attention’’

[3]  Leonard, T. C. Making readers into citizens—The-old fashioned way. In T. Glasser (Ed.), The idea of public journalism, New York: The Guilford Press, 1999, pp. 85–96. “Citizen journalism “wants citizens to be conscious of themselves, informed on the issues, and ready to act on their conclusions.”

[4] ‘’…95% des blogs ne sont lus que par leurs auteurs, et la plupart disparaissent en quelques mois. La prolifération du bruit et de l’insignifiance devient une donnée nouvelle quand tout le monde peut tout dire… ‘’ Médias vs mass, François-Bernard Huyghe, 1 janvier 2010, disponible sur :http://www.huyghe.fr/actu_429.htm

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