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A propos de l’arrière-plan socio-épistémique de la religion dans l’espace public ? La contribution de Jürgen Habermas.

A propos de l’arrière-plan socio-épistémique de la religion dans l’espace public ?

La contribution de Jürgen Habermas.

Par Pr. Aassoul Abderrahim

‘’Il faut dériver les droits culturels du principe de l’intangibilité de la dignité humaine’’

Jürgen Habermas

Introduction

L’activation des croyances religieuses dans la sphère publique est l’objet de grands débats. Plus précisément, les tensions entre le renouveau religieux et les principes démocratiques soulèvent certains enjeux, tant pratiques que théoriques. Afin d’approfondir la compréhension de ce phénomène, nous chercherons à répondre à cette question : celle de la signification d’un renouveau religieux, de son rapport à la démocratie, voire de la menace potentielle qu’il pourrait représenter pour cette dernière. Afin de proposer une réponse, nous nous appuierons sur les travaux du philosophe allemand Jürgen Habermas[1].

À la compréhension de la place que détient la religion dans la pensée habermassienne, il nous est avéré que celle –ci n’est pas, au cours du temps, restée identique à elle-même. En trois étapes, la question de la religion est vue de différentes manières, et se trouvant érigée et ordonnée par un paradigme spécifique. À travers ses premiers écrits, le philosophe allemand se voit tenir un discours résolument critique à l’égard de la religion.  Encore trop influencé par le paradigme marxiste qu’il hérite de l’Ecole de Francfort, il saisit le religieux comme une « réalité aliénante » : portant une vision dualiste du monde, assise sur l’idée que le salut extramondain compte davantage que le bonheur intramondain, la religion aurait en fait, au cours de l’histoire, toujours été au service des puissants

A ce discours critique correspond un projet. Habermas espère la « disparition » du religieux : pour offrir aux hommes un monde de liberté, il convient que les sociétés se défassent de l’empire de la métaphysique et s’appuient sur les ressources de la rationalité communicationnelle, elle-même construite autour des « principes séculiers de l’éthique universaliste de la responsabilité »[2] Ensuite, dans un second temps, et à partir des décades des années 90 jusqu’à l’an 2000, la position habermassienne se voit toujours critique à l’égard de la religion, mais moins qu’auparavant. Il rappelle qu’elle est une nécessité de l’existence et par voie de conséquence elle est utile et indispensable dans la vie ordinaire car elle a une fonction de consolation et de motivation[3]. Enfin et à partir des années 2000, le philosophe allemand soutient l’inclusion de la religion dans l’espace public. Selon Habermas la religion ne doit pas demeurer vouer enfermée dans la clôture de l’espace privé.  Pour lui, la religion revêt un double intérêt : outre le fait qu’elle est une nécessité humaine, la religion est d’une part un réservoir de sens, un potentiel sémantico-normatif à mobiliser en faveur de l’humanité. D’autre part, elle est une chose de laquelle dérivent des problèmes renvoyant essentiellement au problème de la conciliation de l’égalité et des diverses libertés individuelles avec la reconnaissance publique des particularismes identitaires de nature religieuse[4]. Dès lors une question se pose : comment peut –on expliquer cette inflexion vers le religieux chez Habermas ?

Le tournant de la pensée de Habermas sur la religion, ne se comprend véritablement que si l’on s’arrête à deux concepts majeurs qu’il développe à travers les écrits sur la valorisation de la religion et qui en constituent l’arrière-plan socio-épistémique. Nous parlons ici tour à tour de la « pensée post métaphysique » et de la « société post séculière ».

Par la locution ‘’pensée post –métaphysique’’ Habermas insiste d’une part sur la différence entre les certitudes et les convictions de foi et les exigences de validité publiquement critiquables, mais d’autre part, s’abstient de la prétention rationaliste à distinguer par elle-même dans les doctrines religieuses ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas. Les contenus que la raison s’approprie par la traduction ne doivent pas être perdus pour la foi. Mais faire l’apologie de la foi avec des moyens philosophiques n’est pas l’affaire de la philosophie, qui reste agnostique.  Selon Habermas, la meilleure façon d’appréhender cette théorie c’est la placer dans une séquence évolutive des visions du monde. Selon lui la pensée humaine est évoluée ainsi : Aux premiers moments de la vie humaine, c’est la pensée mythique qui soit la première forme de la pensée humaine. Ensuite ce moment est suivi par la pensée métaphysico-religieuse. Enfin vient l’actuel moment qui se caractérise par ce que Habermas appelle la pensée post-métaphysique[5]. Mais qu’implique Habermas par ce nouveau concept et jusqu’à quelle mesure justifie –t-il la reconnaissance de la religion dans l’espace public ? A travers certains textes fondamentaux dont notamment ‘’la pensée post-métaphysique ‘‘ le philosophe allemand, a identifié certains éléments qui sont selon lui, constitutifs de la théorie de la pensée post-métaphysique. Les plus importants de ces éléments sont : la nature procédurale et faillibiliste de la raison, le tournant linguistique et une pensée autoréflexive[6].

  1. Une raison procédurale et finie

À la différence de ce qu’on retrouve dans la pensée métaphysique dont l’explication peut prétendre valide abstraction faite de l’opération qui l’a précédée, dans le cadre de la pensée post-métaphysique la rationalité ne peut plus dorénavant postuler être valide séparément de l’opération qui l’a précédée. La rationalité se fixe désormais à la procédure, et non plus au seul contenu :

’’ Le savoir passe, non plus par une rationalité matérielle, mais par une rationalité procédurale’’. Étant donné qu’une procédure est questionnable et peut être révisée à la suite d’une critique, il s’ensuit que le savoir qui est produit est faillible[7]. Toute affirmation qui prétend à la validité est alors publiquement critiquable. La démarche scientifique sert ici de modèle à l’ensemble de la pensée rationnelle[8]. La rationalité est ainsi à situer dans la pratique concrète des individus qui cherchent à connaître et à se comprendre. Selon Habermas ‘’ Ce qui est considéré comme rationnel, ce n’est plus l’ordre des choses- qu’on le rencontre dans le monde lui-même, qu’il soit projeté par le sujet ou né du processus de formation parcouru par l’esprit-, mais la solution d’un problème que nous réussissons à trouver grâce à la procédure conforme par laquelle nous abordons la réalité. La rationalité ne peut plus garantir d’unité préalable dans la diversité des phénomènes.’’[9]. Dorénavant La rationalité n’est plus circonscrite dans la nature ou encore dans l’histoire, il est vain de chercher à atteindre l’ordre du réel. La vérité ou la signification des choses cesse par le fait même d’être obvie, ou encore accessible par l’intuition. Avec les réalisations que la science a réalisées certaines convictions déjà vérités obstinément pensées par la raison philosophique sont aujourd’hui falsifiées par la raison scientifique par voie de conséquence on ne peut connaître que des phénomènes, des parcelles du réel. Dans ce contexte Habermas dit :’’ La science moderne a contraint la raison philosophique devenue autocritique à rompre avec les constructions métaphysiques qui appréhendaient la nature et l’histoire comme un tout’’[10]. C’est donc en vertu de l’exactitude de la science que la raison philosophique cesse de prétendre d’expliquer le monde dans son entier multiplicité des phénomènes dans leur unité[11].

Ce premier élément procédural est déjà abordé par E. Kant, et sous son patronage que Habermas est devenu conscient des limites de la raison humaine et de son faillibilisme. En effet, c’est sous l’influence de la philosophie Kantienne de la religion que le philosophe Habermas plaide toujours pour un dialogue critique et autocritique entre la philosophie et ce qu’il nomme «les ressources normatives » des religions. Mais l’accent se porte d’avantage aujourd’hui, à travers les termes de Habermas, sur cette part d’autocritique attendue de la rationalité philosophique[12].

De là, on comprend pourquoi Jürgen Habermas rejette certaines philosophies prétendant justifier des énoncés métaphysiques. Jamais l’agnostique ne va en parallèle avec l’apologétique. Pour Habermas la pensée post-métaphysique ne peut pas défendre les vérités fondamentales de la religion ni les détruire. Habermas reproche même à l’athéisme lui-même intenable, le fait d’être affirmé sur des manières métaphysiques, l’athéisme est quelle que soit la forme sous laquelle surgisse le matérialisme, il représente une hypothèse qui ne peut prétendre à la plausibilité[13].

Pour Habermas si la religion est admise c’est parce que la sphère religieuse est riche en potentialités normatives et des vérités extrahumaines que la raison post-métaphysique ne peut ni les défendre ni les détruire mais les soumettre à la raison discursive[14].

  1. Une pensée autoréflexive

La nécessité de récupérer les contenus religieux dans le cadre de la pensée post-métaphysique trouve aussi son explication chez Habermas dans une autre raison. A la conviction que la raison humaine est impure car elle nous a induit en erreur et nous induit encore, s’ajoute l’idée de la coïncidence entre pensée religieuse et la pensée philosophique surtout la philosophie grecque. S’inspirant du concept Jaspersien  de « période axiale »[15], selon laquelle la philosophie et la religion ont puisé d’une origine commune, et que de grandes ressemblances se manifestent au plan de leur structure et leurs effets sur la perception de la réalité, Habermas pense que : ’’ les grandes religions universelles ont alors , en forgeant des concepts, monothéistes et acosmiques, de l’absolu, bouleversé et transformé l’agencement contingent de phénomènes qui, n’étant reliés que par la narration, n’apparaissaient que sous les dehors d’une surface uniforme et lisse. Elles ont instauré cette division entre structure des profondeurs et structure de surface, entre essence et phénomène, qui fut la condition pour que l’homme accède à la liberté de la réflexion, à la puissance de la distanciation par rapport à une immédiateté qui ne lui offrait aucun point d’appui stable[16]. En d’autres termes, ce que Habermas veut nous dire à travers cette coïncidence entre la religion et la philosophie, c’est par exemple à travers la philosophie grecque et notamment celle de Platon on constate que ses idées universelles et éternelles ont joué un rôle similaire à celui du Dieu créateur juge et éternel des prophètes juifs. La pensée mythique se caractérisait par un monisme ontologique, tandis que les pensées philosophiques et religieuses qui voient le jour durant la période axiale se définissent par un dualisme ontologique.

  1. Le tournant linguistique

Le troisième trait de la pensée post-métaphysique est le tournant linguistique. En effet, si la langue est érigée en tant que paradigme fondamental, c’est parce qu’elle a produit un changement majeur de paradigme pour la philosophie. Le changement paradigmatique que représente le passage d’une philosophie de la conscience à une philosophie du langage constitue une coupure tout aussi profonde que la rupture avec la métaphysique. Les signes linguistiques passaient jusque-là pour des instruments et des accessoires des représentations, désormais, le règne intermédiaire des significations symboliques acquiert une valeur propre. Les relations entre langage et monde ou entre proposition et état de choses prennent le relais des relations entre sujet et objet[17]. Le savoir est dorénavant intersubjectif en ce sens qu’il cesse d’être le produit unilatéralement dans le temps et dans l’espace de l’homme, mais il s’élabore au cours de leurs échanges. Selon le philosophe Habermas :’’ ce qui est paradigmatique ce n’est plus la relation du sujet isolé à quelque chose dans le monde objectif, représentable et manipulable ; ce qui est paradigmatique, c’est au contraire la relation intersubjective qu’instaurent les sujets capables de parler et d’agir, lorsqu’ ils s’entendent entre eux sur quelque chose”[18].

 Pour Jürgen Habermas toutes les activités humaines cognitives sont liées à la langue. La communication, le savoir, la connaissance et la rationalité sont intrinsèquement liés au langage. Pour entreprendre une communication ou une pensée en son for intérieur, toute personne humaine a besoin de cette chose publique qui est la langue. La langue dispose d’un pouvoir transcendant, la langue et les signes linguistiques ont des attributs de la transcendance, mais d’une transcendance inhérente aux interactions concrètes des individus.  A travers un long passage Habermas explique ce qui est la transcendance de l’intérieur :’’ Le tournant linguistique permet une interprétation déflationniste du ‘ ‘tout Autre”. En tant qu’êtres historiques et sociaux nous nous trouvons depuis toujours dans un monde vécu structuré par le langage. Or, déjà, dans les formes de la communication par lesquelles nous nous entendons les uns les autres sur les choses qui se trouvent dans le monde et par lesquelles nous nous entendons sur nous-mêmes, nous rencontrons un pouvoir transcendant. Le langage n’est pas une propriété privée. Personne ne détient d’accès exclusif au médium commun de 1’ entente, que nous devons nous partager de manière intersubjective.

Aucun participant ne peut contrôler à titre individuel la Structure ou simplement le déroulement des processus par lesquels nous nous entendons les uns les autres et par lesquels nous délibérons sur nous-mêmes. La manière dont locuteurs et auditeurs font usage de leur liberté communicationnelle en prenant position par oui ou par non n’est nullement une affaire d’arbitraire subjectif. Car ils ne sont précisément libres qu’en vertu de la force d’obligation présente dans les prétentions qu’ils se font valoir les uns aux autres et qui requièrent de pouvoir être justifiées. Dans le logos du langage s’incarne un pouvoir de l’intersubjectif qui est préalable à la subjectivité des locuteurs et qui la sous-tend. Cette version procéduraliste faible de !”‘Altérité” préserve, d’un point de vue faillibiliste et en même temps opposé au scepticisme, le sens de l'”inconditionnalité”[19].

Dans le cadre de la discussion publique qui porte sur les contenus sémantiques de la religion, Cooke estime que si Habermas a rejeté la transcendance métaphysique via le recours à l’agnosticisme, il a aussi rejeté la transcendance de la langue via la communication. Dans ce contexte, il dit que dans le contexte d’une discussion portant sur les contenus sémantiques de la religion, l’agnosticisme en ce qui regarde la validité des croyances religieuses et le rejet de la transcendance au sens métaphysique du terme constituent chez Habermas les deux caractéristiques les plus importantes de la pensée post métaphysique[20].

Le philosophe allemand J. Habermas est parmi les premiers qui ont introduit cette notion de société post-séculière dans le débat philosophique et public. Dans son article pour Le Débat, il commence par rappeler cette évidence qui ne serait qu’une lapalissade s’il n’y ajoutait une précision décisive : « Une société post-séculière doit avoir été séculière »[21]. La proposition de constituer une   société au paradigme post-séculier s’explique, selon le philosophe allemand, par la récusation de la sécularisation. De nos jours, de plus en plus des sociologues et de philosophes ont remis en cause la thèse selon laquelle la sécularisation triomphera au fur et à mesure que se fait la modernisation de la société et la sécularisation de la population. Malheureusement, cette hypothèse s’est récusée. Suite au progrès technique qui a suscité premièrement une compréhension anthropocentrique d’une réalité «désenchantée», parce que sujette à une explication causale, or une conscience éclairée par la science n’est pas directement conciliable avec une vision du monde théocentrique ou métaphysique. Suite, ensuite, au recul des Églises et des communautés religieuses, dans le mouvement de différenciation fonctionnelle des subsystèmes sociaux. Suite, enfin, l’individualisation de la religion an tant affaire privée.

Tous ces facteurs n’ont seulement exposé la sécularisation à être récusée(A). Mais aussi ils se sont chevauchés et conjugués pour donner l’impression d’une «résurgence de la religion» et partant la nécessité de repenser l’utilité de la parole religieuse(B)

Sous sa plume, la post-sécularisation revêt un double sens, empirique et normative. Du point de vue empirique, lorsque le philosophe allemand utilise le concept post-sécularisation, il parle de la majorité des Etats démocratiques.

Selon la réalité de nos jours, il s’avère que ce qui se passe au plan international a démenti les prévisions déjà prévues par les experts. Un simple look sur ce qui se passe actuellement sur la scène internationale nous montre que deux éléments sont falsifiés : d’une part, le retour de la religion dans l’espace public, et d’autre part, la conviction selon laquelle la relation entre le religieux et le politique s’analysait sous la figure d’un jeu à somme nulle et que l’avancée de la raison aurait pour corrélat nécessaire le recul de la foi[22].

Devant cette situation, Habermas ne compte pas rompre avec la pensée séculariste, ce n’est pas tant un abandon de l’idée de sécularisation qu’on assiste chez Habermas, mais, comme il l’écrit lui-même, à une « relecture » de cette hypothèse : « The revised reading of the secularization hypothesis relates less to its substance and more to the predictions concerning the future role of ” religion “[23]. La sécularisation a eu lieu et se continue, mais elle n’entraîne pas la disparition de la foi religieuse et des organisations qui s’y dédient, ni la fin de toute influence et pertinence sociales pour elles. Selon Habermas l’inclusion de la religion dans l’espace public n’implique pas la falsification de la raison séculière. Certes si cette dernière souffre d’une fragilité c’est qu’on l’a trop enchanté. Toujours à partir de la perspective du sociologue, Habermas avoue même qu’elle gagne en influence dans l’espace public des sociétés occidentales. Les Églises et les différentes organisations religieuses deviennent des « communautés d’interprétation » au sein des sociétés sécularisées :’’ religion is gaining influence not only worldwide but also within national public spheres. I am thinking here of the fact that churches and religions organizations are increasingly assuming the role of ‘ ‘communities of interpretation” in the public arena of secular societies. They can attain influence on public opinion and will formation by making relevant contributions to key issues, irrespective of whether their arguments are convincing or objectionable[24].

De cela, il faut comprendre qu’il n’y a pas seulement les croyants et les autorités religieuses qui souhaitent intervenir sur la place publique afin de faire connaître leurs visions des choses. C’est aussi l’ensemble de la société, et ses représentants, qui se tournent dorénavant vers les religions pour enrichir leurs réflexions sur des problématiques majeures[25]. Comme cela est le cas au plan individuel, le normatif rejoint ici le descriptif, car le constat d’une pertinence publique de la religion s’explique par le rôle normatif qu’elle joue au plan de la réflexion sur des questions ayant trait à toute la société. Gauchet perçoit, à l’instar de Habermas, cette valorisation de la religion au niveau public : ‘’ La mutation fondamentale de la politique démocratique tend à leur [les religions] ré insuffler une dignité et une utilité nouvelles, en fonction des besoins mêmes de la sphère publique, en tant que systèmes généraux de sens ou doctrines globales des fins. [ … ] La collectivité a besoin de se représenter les buts et les raisons entre lesquels elle a le choix, et l’autorité a besoin de se légitimer par la référence aux valeurs susceptibles de donner sens à son action, même s’il lui est interdit de prétendre en incarner substantiellement aucune. [ … ] Le politique est amené à légitimer le religieux, dans une acception large, en fonction de sa propre quête de légitimité, comme ce dont il ne saurait participer ou s’inspirer, mais qui n’en représente pas moins la mesure dernière de ses entreprises’[26].

D’autre part, la post-sécularisation est aussi un concept normatif. Et ce, de deux manières différentes. Premièrement, le constat de la constance de la religion et d’une pluralisation religieuse de la société force les citoyens à s’incliner sur les défis que pose cette pluralité des conceptions du bien et des formes de vie. Ainsi, la question qui se pose est celle de savoir comment les citoyens non religieux doivent-ils se comporter vis-à-vis de leurs concitoyens religieux et par rapport à la religion en général ? Comment les citoyens religieux doivent-ils se comporter dans une société plurielle et face à un État séculier ? Se pose ainsi au sein des sociétés post séculières la question de l’aménagement politique de la diversité religieuse. Deuxièmement, le fait que la religion demeure et qu’elle conserve une influence et une pertinence dans l’espace public, et ce à cause d’un besoin normatif de la société, pousse la philosophie post métaphysique à se questionner sur ces rapports avec la religion. En quoi la résilience de la religion a-t-elle des implications pour la pensée post -métaphysique, ainsi que pour la démocratie ? Autrement dit : en quoi les traditions et le discours religieux ont-ils conservé un intérêt pour des citoyens d’une société sécularisée, de même que pour une pensée post -métaphysique ? Ces questions ont pour Habermas une connotation cognitive évidente : « La philosophie se doit aussi de prendre au sérieux ce phénomène pour ainsi dire de l’intérieur, en tant qu’il constitue pour elle un défi cognitif[27]. Comme l’affirme Cooke: « in Habermas’s political theory the concept of post-secular society is used primarily in a normative sense. It does not merely describe a secularized social order in which religious worldviews continue to shape the identities of many inhabitants; it makes a plea for a model of law and politics in which religious arguments are not excluded from political debate’’[28]. On retrouve donc, cette fois-ci, la question de l’utilisation des ressources normatives de la religion pour l’orientation de la vie collective.

A la question de savoir Comment justifier, dans nos temps post- métaphysiques, cette réinstallation du religieux au cœur de la discussion publique ? Habermas réponds par deux motifs qui s’entrecroisent. D’une part, si le but en vertu duquel est institué l’Etat démocratique consiste à laisser les citoyens vivre selon leurs complexions, et à titre d’égalité, il doit l’envisager sans aucune discrimination. En son sein le pouvoir politique doit permettre l’expression plurielle des opérations et des croyances. Mais comment ? Entre le modèle politique américain qui se voit tenir l’Etat à l’écart de la sphère religieuse, et le modèle politique français qui se voit fonder toujours sur une mise sous tutelle de la religion, Habermas se voit tenir une autre base. Pour lui la valorisation de la dimension religieuse doit se faire sur le terrain plus récent des droits culturels car le sujet ambitionne à s’identifier à son identité religieuse. Suite aux flux multiples des immigrés en occident notamment envers les pays les plus favorisés sur le plan économique et social, des incursions de particularité culturelle sont engendrées. Selon Habermas ces irruptions de particularités ne sont pas dues seulement à des dynamiques endogènes aux sociétés considérées, mais à l’existence de minorités immigrées. L’Etat doit les laisser dans leurs extensivités. A travers une belle formule extraite de son ouvrage ‘’entre naturalisme et religion’’ Habermas le dit clairement : ‘’il faut dériver les droits culturels du principe de l’intangibilité de la dignité humaine’’[29].

D’autre part, le second motif qui explique l’intérêt de la parole de la religion dans l’espace public, est que les séculiers doivent se libérer de la vision dogmatique qui caractérise la donnée religieuse selon laquelle les religions ne produisent que des pathologies sociales. Pour lui s’il faut prendre la religion dans la sphère publique, c’est pour deux raisons : D’abord, la foi dans le cadre des religions monothéistes est habitée par la valeur de la liberté. Certes, la philosophie des lumières marque une rupture dans l’histoire occidentale, elles ont brisé les « chaînes » du régime théocratique, fondé sur l’alliance du Trône et de l’Autel. En revanche ces mêmes religions ont inventé divers concepts en faveur de l’humanité tels : la responsabilité, l’autonomie, l’individualité, le contrat social etc… Le discours religieux, lorsqu’il s’ajointe du moins à ses origines, permet de la réinstituer dans la maîtrise de son propre destin[30].

Bibliographie

I- Références bibliographiques en français

* GAUCHET, Marcel, La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Paris Gallimard, 1998

* HABERMAS, Jürgen. Théorie de l’agir communicationnel, coll. « Espace du politique », trad. de l’allemand de J. -M. Ferry, Paris, Fayard, 1987, 2 tomes

* HABERMAS, Jürgen. La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, coll. «Théories », trad. de l’allemand de R. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993

* HABERMAS, Jürgen. « L’horizon de la modernité se déplace » dans La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, coll. « Théories », trad. de l’allemand de R. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, pp 9-15

*HABERMAS, Jürgen. « Digression : transcendance de l’intérieur, transcendance de l’ici-bas » dans Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique, coll. « Passages », trad. de l’allemand de M. Hunyadi et R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1994, pp 85-110

* HABERMAS, Jürgen. « Le contenu cognitif de la morale, une approche généalogique » dans L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. de l’allemand de R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998, pp 11-63

* HABERMA Jürgen, L’avenir de la nature humaine, Paris, Gallimard, 2002

* HABERMAS, Jürgen, RATZINGER, Joseph, SCHLEGEL, Jean-Louis, « Les fondements pré politiques de l’État démocratique », Esprit, n° 306 (7), Juillet 2004

* HABERMAS, Jürgen. « Entretien sur Dieu et le monde » dans Une époque de Transitions. Écrits politiques (1998-2003), trad. de l’allemand et de l’anglais de C. Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005, pp 317-353

*HABERMAS, Jürgen. Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, coll. « NRF essais», trad. de l’allemand de C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008

* HABERMAS, Jürgen. « Les fondements pré -politiques de l’État de droit démocratique » dans Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, coll. « NRF essais», trad. de l’allemand de C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008, pp 152-169

* HABERMAS, Jürgen. « Religion et sphère publique » dans Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, coll. « NRF essais », trad. de l’allemand de C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008, pp 170-211

* HABERMAS, Jürgen. « Une conscience de ce qui manque » dans Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, coll. « NRF essais», trad. de l’allemand de C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008, p. 141-151

* HABERMAS, Jürgen, « Qu’est-ce qu’une société ‘’post-séculière’’ ? », le débat, n° 152, novembre-décembre

* JOBIN, G., La foi dans l’espace public. Un dialogue théologique avec la philosophie morale de Jean Marc Ferry, Ste-Foy (Québec), PUL, 2004

* LEYDET, D., « Raison publique, pluralisme et légitimité» dans AUDARD, Catherine (Dir.), John Rawls : politique et métaphysique, Paris, PUF, 2004

* PORTIER, Philippe, « Démocratie et religion. La contribution de Jürgen Habermas », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 277, 2013, pp 25 à 47

II- Références bibliographiques en anglais

* COOKE, M., «Salvaging and secularizing the semantic contents of religion: the limitations of Habermas’s post metaphysical proposal”, International Journal of Philosophy, n° 60, 2006

* M. COOKE. «A secular State for a post secular society? Post metaphysical political theory and the place of religion «, Constellations, vol. 14, n° 2, June 2007

* HABERMAS, Jürgen, « On social identity », Telos, vol. 19, spring 1974, pp 90-103

* HABERMAS, Jürgen, « Transcendance from within, Transcendance in this world » in Don Browning and Francis Schüssler Fiorenza, Habermas, Modernity and Public Theology, New York, Cross road, 1992

* HABERMAS, Jürgen, « Secularism’s Crisis of Faith: Notes on Post-Secular Society”, New perspectives quarterly. vol. 25, 2008

 

Aassoul Abderrahim chercheur au Centre marocain des sciences sociales (CM2S), Faculté des lettres, Casablanca

[1] Jürgen Habermas (18 juin 1929Düsseldorf) est un théoricien allemand en philosophie et en sciences sociales.

[2] HABERMAS, Jürgen, « On social identity », Telos, vol. 19, spring 1974, pp 90-103. Voir aussi, par le même philosophe Théorie de l’agir communicationnel. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, Paris, Fayard, Tome I, 1987.

[3] HABERMAS, Jürgen, « Transcendance from within, Transcendance in this world » in Don Browning and Francis Schüssler Fiorenza, Habermas, Modernity and Public Theology, New York, Crossroad, 1992, p.230 ou encore la version française traduite : « Digression : transcendance de l’intérieur, transcendance de l’ici-bas » dans Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique, coll. « Passages », trad. de l’allemand de M. Hunyadi et R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1994.

[4] HABERMAS, Jürgen, L’avenir de la nature humaine, Paris, Gallimard, 2002 ou encore son ouvrage : Entre Naturalisme et religion, Paris, Gallimard, 2008.

[5] JOBIN, G., La foi dans l’espace public. Un dialogue théologique avec la philosophie morale de Jean Marc Ferry, Ste-Foy (Québec), PUL, 2004, p.14

[6] HABERMAS, Jürgen, « L’horizon de la modernité se déplace » dans La pensée post métaphysique. Essais philosophiques, coll. « Théories», trad. de l’allemand de R. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, pp 12-14.

[7] Ibid., 13. Voir aussi HABERMAS, Jürgen, « Thèmes de la pensée post métaphysique » dans La pensée post métaphysique. Essais philosophiques, coll. « Théories», trad. de l’allemand de R. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, pp 52-57

[8] HABERMAS, Jürgen, « L’horizon de la modernité se déplace», op. cit., p.12.

[9] HABERMAS, Jürgen, « Thèmes de la pensée post métaphysique », op. cit., p. 43.

[10] HABERMAS, Jürgen, « Une conscience de ce qui manque » dans Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, coll. « NRF essais », trad. de l’allemand de C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008, p. 143

[11] HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société», op. cit.,  p. 17.

[12] Ibid.

[13] HABERMAS, Jürgen, « Digression : transcendance de l’intérieur, transcendance de l’ici-bas», op. cit., p. 87

[14] Ibid.

[15] – nt notre ère, c’est-à-dire la Chine de Confucius et Lao-Tseu, l’Inde de Bouddha, la Perse de Zoroastre, la Palestine des prophètes et la Grèce des philosophes et des tragiques, période au cours de laquelle se produisirent, indépendamment les uns des autres, les événements culturels qui sont encore à la base de toutes les grandes civilisations actuelles. » (HABERMAS. Jürgen, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, op. cit., p. 342)

[16] HABERMAS, Jürgen. « Entretien sur Dieu et le monde » dans Une époque de Transitions. Écrits politiques (1998-2003), trad. de l’allemand et de l’anglais de C. Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005, p. 337

[17] HABERMAS, Jürgen, « L’horizon de la modernité se déplace», op. cit., p. 13.

[18] HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, tome I, coll. «Espace du politique », trad. De l’allemand de J. -M. Feny, Paris, Fayard, 1987, p. 395 cité dans A. FORTIN-MELKEVIK. «Le statut de la religion dans la modernité selon David Tracy et Jürgen Habermas », Studies in religion 1 Sciences religieuses, vol. 22, n° 4, 1993, p. 425

[19] LEYDET, D., « Raison publique, pluralisme et légitimité» dans AUDARD, Catherine (Dir.), John Rawls : politique et métaphysique, Paris, PUF, 2004, p. 146

[20] COOKE, M., «Salvaging and secularizing the semantic contents of religion: the limitations of Habermas’s post metaphysical proposal”, International Journal of Philosophy, n° 60, 2006, p. 188

[21] HABERMAS, Jürgen, « Qu’est-ce qu’une société ‘’post-séculière’’ ? », le débat, numéro 152, novembre-décembre 2008

[22] PORTIER, Philippe, « Démocratie et religion. La contribution de Jürgen Habermas »,  Revue d’éthique et de théologie morale, n° 277, 2013, pp 25 à 47

[23] HABERMAS, Jürgen, « Secularism’s Crisis of Faith: Notes on Post-Secular Society”. New perspectives quarterly. vol. 25, 2008, pp 19-20

[24]  Ibid., p.20

[25] Le cas du Comité consultatif national d’éthique français, créé en 1983, qui compte en son sein des personnalités issues des principales familles philosophiques et spirituelles (dont un représentant du catholicisme, du protestantisme, du judaïsme et de l’Islam) représente un exemple patent de ce besoin des sociétés fortement sécularisées d’écouter ce que les religions ont à dire à propos de problèmes moraux auxquels la société et l’État démocratique doivent répondre.

[26] GAUCHET, Marcel, La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Paris Gallimard, 1998, p. 135.

[27] HABERMAS, Jürgen, RATZINGER, Joseph, SCHLEGEL, Jean-Louis, « Les fondements pré politiques de l’État démocratique », Esprit, n° 306 (7), Juillet 2004, p. 162.

[28] COOKE, M., «A secular State for a post secular society? Post metaphysical political theory and the place of religion», Constellations, vol. 14, n° 2, June 2007, p. 227

[29] PORTIER, Philippe, pp 25-47

[30] Ibid., pp 33 à 36

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